Pourquoi ont-ils singé Jaurès…

Une affiche utilisée par le Front national à Carmaux (Tarn) suscite la polémique : le parti d’extrême droite utilise l’image de Jean Jaurès… Analyse.

Jean Jaurès aurait-il voté FN, comme l’affirme la désormais fameuse affiche frontiste placardée à Carmaux en vue des élections européennes? Rien n’est moins sûr, évidemment. Mais l’oeuvre du fondateur de la Section française de l’internationale ouvrière (SFIO, « ancêtre » de l’actuel Parti socialiste) et du journal L’Humanité vaut bien que l’on fasse couler -encore- un peu d’encre pour défendre son image. Et, osons le dire, son honneur.

Cette prétention à faire appel à la mémoire de Jaurès est particulièrement malvenue, attendu que 58 ans -plus d’un demi siècle!- séparent sa mort de de la fondation du Front national. Une période durant laquelle le contexte politique et économique s’est radicalement transformé… Les préoccupations de Jean Jaurès s’inscrivaient dans la misère ouvrière du début du vingtième siècle, dans le fourmillement syndical de l’époque, dans l’avènement d’une troisième République née de la défaite de 1870, et dans un concert de nations européennes belliqueuses. En 2009, la question sociale n’est plus l’apanage du monde ouvrier, le dialogue entre gouvernement et syndicats a pris une toute autre tournure, et ces problématiques s’ancrent dans une Europe pacifiée -et bon gré mal gré unie- depuis plus de 50 ans. A ce titre, il est bien prétentieux de prétendre savoir ce qu’aurait fait Jaurès à notre époque.

Marxisme contre libéralisme

Second point, et pas des moindres : le fondateur de la SFIO et le Front national se situent aux extrémités les plus opposées du spectre politique. Jaurès, pour unique que soit sa pensée, se rapproche néanmoins d’un courant politique marxiste et révolutionnaire, visant à transformer en profondeur le modèle économique et la gouvernance politique, en confiant les clés du pouvoir au prolétariat, c’est à dire à ceux qui produisent. L’aspiration finale est l’avènement d’une société où une classe sociale n’en écrase plus une autre. Ce raisonnement conduit par ailleurs à opposer le prolétariat dans son ensemble -français, allemand ou autre- à la bourgeoisie. Au contraire, le Front National s’inscrit dans le courant du poujadisme: la rhétorique frontiste vise principalement à défendre l’intérêt des petits patrons, notamment -ce que confirme son site internet- par des mesures d’inspiration libérales, plus favorables aux intérêts des entrepreneurs qu’à ceux des salariés. De surcroît, dans la théorie du Front national, ce qui -ou celui qui…- vient de l’étranger constitue immanquablement un danger (pour l’emploi, les valeurs françaises réelles ou supposées, etc…). Là où Jaurès fait de l’ouvrier immigré l’égal « de classe » d’un ouvrier français, Le Pen en fait l’ennemi qui vient lui dérober, au choix, son travail ou ses allocations.

Une tentative de « déborder » le PS avant les élections européennes

Ce double décalage -celui du temps et de l’idéologie – montre la faiblesse d’une argumentation… qui prend cependant tout son sens au regard de la crise économique actuelle.

En invoquant Jaurès, le Front national espère surtout décrédibiliser un parti socialiste héritier de la SFIO, qui aurait trahi les idéaux de son créateur pour devenir une faction de gouvernants… quitte à abandonner à leur sort les laissés-pour-compte, particulièrement vulnérables à l’heure de la crise. Une manière, pour le Front national, de tenter de ravir le rôle de premier opposant politique au PS alors que les élections européennes se profilent.

Ce faisant, le FN renoue avec une de ses vieilles stratégies: celle de se faire le porte-parole des « sans-voix » et des « exclus » contre les « puissants ». Une argumentation que le parti d’extrême droite préfère aujourd’hui à la rhétorique de la défense de la France face à l’étranger ou à celle de la masse des citoyens trompée par la classe politique dirigeante… puisqu’ il s’agit pour ses leaders de récupérer « à gauche » l’équivalent de l’électorat perdu « à droite » au profit de Nicolas Sarkozy. Ceci suppose que les sympathisants de gauche se laissent abuser par un détournement pour le moins grotesque de l’image de Jean Jaurès. Il bien plus probable qu’ils décident de rendre à chacun ce qui lui appartient.

A lire aussi sur le sujet : « Quand le FN détourne Jean Jaurès » par Libération

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1 réponse à Pourquoi ont-ils singé Jaurès…

  1. François dit :

    Merci Clément,

    une fois de plus, tu démontres que la réappropriation des symboles par quelque courant politique que ce soit est dangereuse et bien souvent illégitime.
    A la lumière de tes arguments, on comprend un peu mieux la dynamique populiste du projet du FN qui n’en est pas à son coup d’essai…

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