Lettre à François Fillon, qui enjoignait dernièrement les Français à « savourer le concombre ».
Monsieur Fillon,
Durant quelques jours, nous pensions que le concombre était coupable des dégâts causés par la bactérie E.Coli qui sévissait en Europe. Une fois que ce légume a été mis hors de cause, vous avez tenu ces propos qui m’ont quelque peu surpris : « Je voudrais profiter de l’occasion qui m’est donnée pour inviter tout le monde à savourer le concombre, qui ne représente aucun danger. »
Mais, M. Fillon, savez-vous que depuis longtemps, les concombres que nous mangeons n’ont plus aucun goût ? Depuis combien de temps n’êtes-vous pas allé dans une cantine d’école, où l’on mange des ersatz d’aliments, ou dans un supermarché, où l’on vend des ingrédients dont seules la texture, la forme, la couleur – mais de moins en moins, le goût – nous permettent de les identifier en tant que tomates, aubergines, courgettes, veau ? Ne voyez-vous pas que dans le monde pressé qui se dessine sous nos yeux, il y a de moins en moins de choses à savourer, si peu à déguster, et certainement pas ce que nous mangeons ; le salarié mondialisé moderne se gave. Il enquille sa ration. Il calorise, il digère en moins de deux, tant bien que mal. Il est un tube à complément alimentaire. Il emmagasine quelques forces pour tenir les transports, les trajets, les engueulades, les mains à serrer, les coups de stress, les gamins, sa mauvaise humeur. Mais non, il ne déguste pas de nourriture, d’ailleurs il ne déguste rien, ou si rarement.
Des aliments aux excréments, si savoureux
Pourquoi y a-t-il eu problème avec la bactérie E.Coli ? Parce que certains aliments que nous mangeons sont badigeonnés de merde. Non seulement ils n’ont pas de goût, mais ils peuvent rendre malade. Comptez-vous bientôt nous enjoindre chaudement à déguster l’eau de notre robinet ?
Pourquoi, M. Fillon, n’êtes-vous pas resté, sur ce coup-là, sobre, franc, compréhensif, miséricordieux, en disant simplement : « On peut recommencer à manger du concombre. » Et pourquoi pas, même : « Les Français peuvent recommencer à ingérer, digérer l’aliment que l’on appelle encore, faute de mieux, ‘concombre’. »
Les saveurs se sauvent
Notre époque est si décevante, si peu adulte, de ne pas oser appeler un chat un chat, de la merde de la merde, des aliments dégueulasses des aliments dégueulasses. Quand on élève des gens pour qu’ils soient de bons petits soldats, de bons petits vendeurs, que l’on ait au moins la décence de ne pas faire comme si on élevait une caste de privilégiés, une sorte d’aristocratie qui aurait assez de temps, de disponibilité d’esprit, de facilité de vie, pour savourer du concombre. Ils n’ont pas une minute à eux, les Français, M. Fillon, pas une minute.
Il n’est pas d’ailleurs nouveau ni délirant de dire qu’aujourd’hui, dans tous les domaines, les saveurs sont en voie de disparition. Il ne reste peut-être qu’une seule chose à savourer : la manière si polie, si nouvelle et irréprochable avec laquelle les puissances de ce monde nous traitent littéralement comme de la merde.
Crédit photo : mitch98000 / Flickr
D’autres coups de gueule sur Retour d’actu, dont ce papier sur les salariés de Fukushima, dont la situation est typique du salarié moderne, et une comparaison entre l’esclave d’antan et ce salarié moderne.