Ils sont souvent vus comme des « pêcheurs à la ligne », des citoyens fainéants ou qui se désintéressent de la vie politique. Petite réhabilitation des abstentionnistes, grands gagnants de ces élections régionales. (avec Ernst Calafol)
On nous le martèle depuis l’école primaire. « Voter, c’est un acte civique ». « Voter, c’est faire son devoir de citoyen ». « Voter, c’est participer à la vie politique de son pays »… Et comme le note Denis Barbet, conférencier à l’IEP de Lyon et cité dans un article du Monde.fr, les expressions qui désignent le fait d’aller aux urnes sont généralement connotées très positivement. Quand la France vote massivement, les médias ne manquent jamais de remarquer « la mobilisation citoyenne », voire « le sursaut républicain ».
A l’inverse, l’abstentionniste est presque systématiquement présenté comme celui qui manque à son devoir. Il est celui qui « se désintéresse », qui « ne se déplace pas », qui « boude les urnes ». A l’occasion, il est un « pêcheur à la ligne ». Rapport à une activité vue comme populaire, à laquelle on associe volontiers un bedeau « franchouillard », ses appâts et son litre de mauvais rouge dans sa besace, préférant traîner sa paresse dominicale sur les bords d’une rivière plutôt que de s’intéresser au sort de son pays.
Lors de ces élections régionales, qui ont enregistré des taux records d’abstention (plus de 53% au premier tour et 49% au second), la presse a évidemment usé à souhait de ces expressions et comparaisons dédaigneuses. Elle l’avait déjà fait à l’occasion des élections européennes. Et le fera sans doute encore puisque, hormis l’élection présidentielle, toutes les consultations électorales enregistrent des taux d’abstention croissants. Et bien les médias ont tort. Et avec eux, tous ceux qui accusent les abstentionnistes de manquer de citoyenneté. D’abord, tout simplement, parce que si le vote est un devoir, l’abstention est un droit. Celui qui pêche à la ligne le dimanche, ou s’emploie à toute autre activité, si futile soit-elle, un jour de vote, ne viole absolument aucune loi. Il reste même un citoyen au même titre que tous les autres, attendu que le non-vote n’est pas un acte susceptible d’apparaître sur un casier judiciaire.
Abstentionniste par conviction… et par calcul
Secundo, de la même manière qu’il n’existe pas un modèle de vote (on peut voter par conviction, par rejet des politiques mises en place, pour ou contre un acteur politique particulier, parce qu’on « copie » le modèle familial…), il n’existe pas un modèle d’abstention. Celle-ci peut certes découler d’un désintérêt total pour la politique. Mais elle peut aussi exprimer un refus de se prononcer pour un candidat, voire un rejet du système électoral dans son ensemble. A ce titre, l’abstention peut représenter un acte politique actif… et sans doute plus efficace que le fait de voter blanc ou nul, un phénomène auquel les médias donnent généralement peu d’échos.
Interrogé par Le Monde.fr sur les raisons de son abstention, un internaute expliquait ainsi : « Je ne suis pas fier de ne pas aller voter car c’est pour moi une injure faite à celles et ceux qui se sont battus pour nous donner le droit de vote comme une injure faite à celles et ceux qui voudraient bien pouvoir le faire. Néanmoins, quand on est déçu de la politique politicienne telle qu’elle existe en France, l’abstention constitue le seul moyen de pouvoir être modestement entendu. La preuve : on parle beaucoup des 53 % d’abstentionnistes au soir de l’élection. Aussi longtemps que le vote blanc sera nié et considéré comme « non exprimé » (alors qu’il constitue une vraie expression), l’abstentionnisme sera récurrent dans les élections. »
Le « non-vote » intéresse d’ailleurs les médias. En publiant récemment plusieurs portraits d’abstentionnistes, Le Monde.fr a précisément mis le doigt sur le fait que les inscrits peuvent avoir des raisons très diverses de ne pas voter.
Des hommes politiques du pareil au même
Enfin et surtout, l’abstention pourrait être vue comme tout à fait illégitime si le système électoral remplissait son rôle, celui de permettre une représentation des citoyens par d’autres citoyens. C’est loin d’être le cas. On emploie très fréquemment l’expression de « classe politique », confirmant ce-faisant que celle-ci est bel et bien à part, distincte du corps électoral, et qu’elle profite de barrières placées entre elle-même et la nation. Ce que confirme la théorie de Pierre Bourdieu sur la reproduction sociale, par des moyens essentiellement culturels et symboliques.
Ce phénomène se vérifie aisément en politique : de nombreux élus sortent de l’École nationale d’administration française (qui a notamment formé deux Présidents de la République et sept premiers ministres) ou d’institutions similaires, auxquelles ne peut prétendre qu’une certaine « élite sociale ». Par ailleurs, on parle aussi de « carrière » ou de « longévité » politique. François Mitterrand, président en 1981, était déjà ministre en… 1950, sous la Quatrième République. Il est loin d’être le seul dans son cas. La règle est certes ponctuée d’exceptions (Nicolas Sarkozy, par exemple, n’est pas passé par la case ENA). Mais elle montre bien qu’il existe une distinction nette entre « les politiciens » et « les autres », et que les élus se succèdent à eux-mêmes. Et ce système permet l’apparition, pour ne pas dire la multiplication, comme l’écrivait Maupassant dans Bel-Ami, « d’hommes politiques à plusieurs faces, sans conviction, sans grands moyens, sans audace et sans connaissances sérieuses, […] gardant un équilibre de finaud entre tous les partis extrêmes, […], comme il en pousse par centaines sur le fumier populaire du suffrage universel ».
Le vote légitime un système à bout de souffle
Si le système propose plus ou moins les « mêmes têtes » à chacune de ses élections, pourquoi vote donc le citoyen ? Qu’il le veuille ou non, il vote avant tout pour le modèle démocratique tel qu’il est pratiqué dans son pays. Chaque voix, quelque soit le candidat qu’elle vise, est un « Oui » à la démocratie française des années 2000 ; mais un non-vote n’est pas nécessairement un « Non » à l’idée même de démocratie.
En tant que citoyen conscient et éclairé, il serait légitime de refuser de participer à cette « onction populaire » des dirigeants… qui ne s’intéressent que très marginalement aux problèmes des Français, si l’on en croit Déjeuners avec des ministres sous pression d’Anne Rovan et Nathalie Segaunes et l’article du Monde qui l’évoque. D’après ce dernier, les ministres se soucieraient bien plus des « intrigues de sérail » que des problèmes des citoyens.
Ainsi, même si un votant élit avec conviction telle ou telle célébrité politique, sans le savoir, il vote aussi en faveur d’un système. On peut ainsi dire qu’il y a manipulation, autant due à la négligence des français qu’à l’isolement de la classe des décideurs. Face à celui-ci, l’abstention serait un moyen de s’opposer au système en place, quand le vote lui donne une valeur légitime. Le fait que 50% des électeurs se déplace peut être interprété tout simplement par un « Continuez comme ça » par les élus.
Imaginons au contraire que, lors d’une élection, plus de 80% du corps électoral ne se rende pas aux urnes… Le message envoyé aux politiques ne serait-il pas clair ? Ne serait-ce pas le signe d’un décrochage définitif entre gouvernants et gouvernés ? Une forme de « Non » impliquant un retour sur terre des élus ? L’abstentionnisme, quelles que soient ses raisons, est la manifestation concrète d’un barrage idéologique : ni ceux-là, ni ceux d’en face, ni toute cette classe.
Peut-être est-ce pour cela que le corps social aime tant ses votants, et les arrose de compliments : beaucoup de responsables se satisfont parfaitement qu’une bonne partie des électeurs aillent voter. Que le pêcheur à la ligne ne se sente donc pas trop coupable : ses élus le sont au moins autant que lui.
Pour rire un peu : l’actu en patates sur le Monde.fr
A lire : l’édito du Monde au lendemain des régionales : la France perd confiance en ses politiques
A lire aussi sur ce blog : le discours d’Abstentin 1er !
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Crédit photo : Flickr / joriavlis