John Demjanjuk, l’un des derniers criminels nazis présumés, a été expulsé vers l’Allemagne pour y être jugé par un tribunal munichois. Justice… ou règlement de comptes avec l’Histoire?
Les autorités allemandes ont eu le dernier mot. Après un mandat d’arrêt lancé le 11 mars dernier et deux mois de bataille judiciaire, elles ont finalement obtenu l’expulsion de John Demjanjuk des Etats-Unis, où il vivait depuis les années 1950. Cet homme de 89 ans, qui souffre probablement d’une leucémie, comparaîtra devant un tribunal munichois, pour avoir été l’un des gardiens du camp d’extermination de Sobibor en 1943 et participé à l’assassinat d’au moins 29000 juifs.
Des crimes que le temps n’absout pas… Après six décennies, Demjanjuk reste le même accusé qu’au lendemain de la guerre. Comme d’autres avant lui, il ne pourra donc invoquer pour sa défense que la vieillesse, la maladie et le fait d’avoir « obéi aux ordres ». Il ne nie d’ailleurs pas les faits qui lui sont imputés, mais affirme déjà avoir été contraint par les nazis. Autant d’arguments que la cour ne retiendra probablement pas… Et heureusement pourrait-on dire. Pour le Centre Simon Wiesenthal, ONG chargé de la préservation de la mémoire de la Shoah, John Demjanjuk est actuellement le troisième responsable nazi « le plus important » encore en vie (source : AFP). Si cet homme a bel et bien servi de rouage dans la machine de mort nazie, sa condamnation, même plus de soixante années après les faits, ne saurait être remise en question.
Mais si l’on parle bien ici de justice, on est en droit de s’étonner que l’affaire revienne à une cour allemande. Car au-delà des apparences, cela ne coule pas de source… John Demjanjuk, d’origine ukrainienne, n’a jamais eu la nationalité allemande. Les crimes dont on l’accuse ont été commis dans un camp situé en Pologne. Et de 1958 à 2002, il a même vécu avec la nationalité américaine. Son jugement en Allemagne n’a été justifié que par son bref séjour près de Munich en 1952.
Jugement d’un homme ou acte de mémoire ?
Or, si la justice proscrit l’oubli pour les criminels nazis, elle se doit également de rester impartiale pour être légitime. Et l’Allemagne est trop impliquée dans sa propre Histoire pour être neutre, même si six décennies se sont écoulées depuis les faits, et même si ceux qui se penchent actuellement sur le cas Demjanjuk sont nés bien après les années de guerre. Le pays a été victime de la barbarie nazie. Trop, sans doute, pour se faire juge face à l’un de ses anciens tortionnaires. En condamnant Demjanjuk sur son sol, l’Allemagne risque bien de confondre le jugement d’un homme avec celui de son propre passé.
Du reste, en faisant pression pour que cet homme soit livré à sa justice nationale -pour un motif bien faible au regard du droit- le pays donne plutôt l’impression de régler ses comptes avec sa mémoire. « Justice n’est pas vengeance » écrivit Simon Wiesenthal, rescapé des camps de la mort devenu « chasseur » de criminels nazis après la guerre, et qui donna son nom au centre évoqué plus haut. L’Allemagne, en étant à la fois la victime et le juge, prend aujourd’hui le risque d’ignorer la mise en garde.
Le pays devrait tout au plus tenir le rôle de partie civile ou de témoin dans le cadre d’un tribunal international. Mais force est de constater dans le même temps que si les autorités allemandes n’avaient pas entamé une procédure d’extradition contre Demjanjuk, celui-ci aurait probablement fini sa vie aux Etats-Unis sans être inquiété. La faute à une certaine dérive de l’Histoire qui, après la guerre, vit succéder à des épurations plus ou moins violentes des réconciliations nationales rapides destinées à fermer les plaies laissées par le conflit. Ce qui permit à certains responsables de s’en tirer à bon compte.
Voile sur le passé
Une poignée d’entre eux vit d’ailleurs encore au grand jour, dans des pays européens peu pressés de réveiller de vieux démons. Ainsi, Sandor Kepiro réside actuellement à Budapest en Hongrie. Il serait responsable de la mort d’un millier de juifs à Novi Sad (Serbie) en 1942. Même cas de figure pour Milojov Asner : accusé de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, il n’en vit pas moins tranquillement en Autriche et aurait même été identifié durant un match de football de l’Euro 2008. Certains exemples sont plus évocateurs encore : ainsi, celui de Kurt Waldheim, ancien secrétaire général de l’ONU et président de l’Autriche de 1986 à 1992… qui reconnut avoir appartenu à une unité de la Wehrmacht ayant pris part à des atrocités en Yougoslavie.
Ce mauvais travers de l’Histoire laisse de fait certains pays bien seuls pour porter un jugement sur les derniers criminels nazis encore en vie. Et si c’est l’Allemagne dont il est question aujourd’hui, c’est plutôt Israël qui s’illustra dans cette traque parfois brutale et en dehors de toute légalité internationale. Le cas Eichmann reste certainement le plus évocateur à cette heure : les agents du Mossad n’hésitèrent pas à enlever le responsable de la « solution finale » en plein cœur de l’Argentine et pour le ramener en Israël, où il fut jugé et pendu. Une justice à tout le moins « jusqu’au boutiste », même s’il est délicat de lui retirer toute légitimité au regard des crimes commis.
Le débat, sans doute, s’éteindra d’ici quelques années, avec la mort des derniers criminels nazis encore en vie. En attendant, il reste ouvert, et le refus de certains pays de livrer à la justice les accusés qu’ils hébergent en dit long sur les cicatrices laissées par cet épisode de l’Histoire plus de soixante ans plus tard.
Pour en savoir plus : un article du Figaro sur les criminels nazis encore en vie et un article du Monde sur l’expulsion de John Demjanjuk
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