Les tenants de l’arbitrage vidéo ne s’intéressent pas au sport. Ils cautionnent avant tout un monde machinisé dans lequel chacun serait sans cesse sous le coup de d’une punition.
Il faut toujours se méfier des avis qui font l’unanimité. Ainsi, en football, une écrasante majorité des sondés sont en faveur de l’assistance vidéo pour les arbitres. Il y a quelques cas pour lesquels on peut le comprendre : annuler un but s’il y a hors-jeu, vérifier si le ballon a bien passé la ligne de but. Pour le reste, cela sera compliqué…
Les souteneurs de la vidéo estiment qu’elle diminuera les injustices sur le terrain, et limitera les débats post-matches centrés sur les faits d’arbitrage. Pourtant, il est probable que les débats sur d’éventuelles injustices ne s’arrêteront pas du jour au lendemain grâce à elle. Ce ne sera plus « L’arbitre a commis une erreur », mais « L’arbitre vidéo a commis une erreur ». Les progrès technologiques n’y changeront rien : il y aura toujours un jugement humain en bout de chaîne. Sans compter qu’une action au ralenti est souvent aussi délicate à déchiffrer qu’à vitesse réelle.
Ce qui est également étrange, c’est le moralisme qui entoure ce débat. Quel aura été le premier geste sanctionné par la vidéo ? Le coup de boule de Zidane en finale de coupe du Monde 2006. Trop immoral pour ne pas être puni. Ce geste n’avait rien à voir avec le déroulement du match ; il était hors-action, un règlement de compte entre deux personnalités, en marge de l’action. Passé inaperçu, il n’aurait pas forcément eu de conséquence sur le résultat. Pourtant, il a été puni, de manière illégale, à l’inverse de tas de buts refusés alors que le ballon avait passé la ligne – pourtant, dans ce cas-là, l’effet sur le jeu aurait été plus évident. C’est là que l’on voit que l’instinct « vidéo » est plus prompt à s’éveiller du côté du moralisme qu’en faveur d’une soi-disant « équité sportive ».
Pourtant, punir Zizou par la vidéo, alors qu’il avait été insulté par Materazzi, n’est-ce pas injuste ? Si on tenait tant à améliorer rationnellement l’arbitrage grâce à la technologie, il faudrait être conséquent : c’est-à-dire munir chaque joueur de micro-cravate. On pourrait ainsi avoir l’impression de mieux contrôler les écarts de langage et éviter, a priori, les coups de têtes inopportuns. Materazzi aurait aussi été expulsé.
Ainsi, dès sa première et seule utilisation, la vidéo a montré toutes ses faiblesses : elle n’a rien à voir avec le jeu, et a tendance à placer des problèmes marginaux au centre de l’attention.
Croire à l’arbitrage vidéo, c’est comme croire à la vidéo-surveillance
D’autant plus qu’elle apporterait son lot d’injustices.
Supposons qu’un joueur soit sans cesse malmené par un autre, mais que l’arbitre ne siffle jamais « faute ». Il décide alors de simuler pour se venger, ça marche, l’arbitre siffle. Mais hop, on fait appel à la vidéo, et le joueur se retrouve expulsé pour simulation. Son adversaire malfaisant gagne donc sur tous les tableaux, avec la vidéo comme alliée ! Il y avait des circonstances atténuantes, mais la vidéo, sourde et aveugle, a tranché sur une seule action.
Autre exemple d’injustice : si on passe à la vidéo, qui décidera du nombre de caméras et où les placer autour du terrain ? Cela risque de faire débat. Et en ligue 1, il faudra donc pour chaque match le même nombre de caméras. Imaginons qu’une des caméras tombe en panne ? Que fera-t-on en cas de brouillard ? Il y aura injustice puisque l’une des caméras sur l’un des matches sera peut-être inopérante !
Encore un exemple : une des équipes demande la vidéo sur telle action. Imaginons qu’au second plan de l’action incriminée, l’arbitre aperçoive un type donnant un coup de tête à un autre. Quelle action l’arbitre va-t-il choisir ? Il aura devant ses yeux deux faits licencieux, qu’il choisisse l’un ou l’autre entraînera forcément débat, certains crieront à l’injustice.
Quid de la formation des arbitres ?
Il faudrait se rappeler que l’humain a toujours, heureusement, une longueur d’avance sur la machine : la nuance, le jugement, la sensibilité. Et l’on devrait plutôt se pencher sur les manières de mieux former les arbitres. Croire que la vidéo arrangerait les choses, c’est croire que la vidéo-surveillance dans les lycées ou autre portiques à l’entrée des bahuts feront disparaître des problèmes sociaux profondément ancrés.
Le sens du sport, c’est tout simplement de nous faire vivre des émotions, nous laisser des souvenirs à raconter ; quelle importance que cela soit filmé ou non, parfaitement équitable ou non ? De la même manière que la musique, avant l’invention de l’enregistrement, n’existait qu’en « live », le sport a aussi été un évènement où il était techniquement impossible de déjuger une décision de l’arbitre : le football s’en tirait-il plus mal ? Donnait-il moins d’émotions aux gens ? La musique est-elle mieux jouée depuis qu’on peut la capter ? Certainement non.
Pourquoi donc notre époque est-elle si obsédée par la performance et la moralité, « l’équité », pourquoi se dit-elle toujours : « Si l’arbitre avait sifflé tel pénalty, nous aurions gagné ? »
Les pro-vidéos se croient oracles
Alors qu’il restera impossible de prouver que la validation d’un but injustement refusé ira mathématiquement avantager l’une des deux équipes.
De la même manière, on ne prouvera jamais que ce sont les erreurs d’arbitrage les plus voyantes et les plus discutées qui constituent les plus graves injustices ; peut-être telle touche non sifflée, telle insulte, tel mauvais geste non vu par l’arbitre, telle provocation dans le couloir, sont des éléments encore plus décisifs que ce pénalty non sifflé ou cette simulation prise au sérieux. Pourtant, pas question de vidéo pour les touches, les bruits de couloir ou, comme proposé plus haut, de micro-cravates pour saisir les insultes…
En d’autres termes, il n’existe pas de hiérarchisation absolue des fautes d’arbitrage, et par là même il n’existe pas de hiérarchisation absolue en termes de justice : le monde est ainsi fait qu’il sera à jamais, d’un certain point de vue, injuste.
Mais est-ce si regrettable ?
Dans nos vies, les évènements que nous percevons comme injustes à notre encontre ne peuvent-ils pas se transformer en moteur de vie, devenir la raison de nos succès futurs ? Les injustices que nous ressentons comme telle ne nous sont-elles pas bénéfiques ? Les joueurs, entraîneurs, supporteurs trouvent bien plus facile de critiquer l’arbitrage, plutôt qu’enfin parler de jeux et de mettre leurs responsabilités sur la table… Plus facile de critiquer les arbitres que de pointer du doigt la mollesse de certains acteurs, le manque d’initiative de certains cadres…
L’arbitrage vidéo, pour un foot en télé-réalité
Ceux qui critiquent sans cesse l’arbitrage à visage humain réagissent comme s’il fallait s’arrêter de vivre dès qu’il semble y avoir une injustice : il faudrait rembobiner. En cela, ce fantasme de l’arbitrage vidéo est un fantasme de spectateur, qui donne la priorité au visuel, qui soumet son intelligence aux pseudo-solutions magiques que lui proposent ses possibilités techniques. Il se moque du jeu en lui-même, de ce qu’il y a de plus significatif dans le sport. La croyance à la vidéo est une sorte de réflexe irrationnel né de notre habitude à concevoir les faits sociaux (et par extension, sportifs), comme des spectacles, par l’intermédiaire de la technologie. Et des spectacles qui devraient être jugés par les spectateurs : avec l’arbitrage vidéo, on veut faire du foot une nouvelle télé-réalité !
En cela, la question de l’arbitrage vidéo va beaucoup plus loin que le sport : il rejoint l’inaptitude de notre époque à accepter qu’elle n’aura jamais une totale maîtrise des évènements. Trait de caractère éminemment humain, mais exacerbé par notre culture qui se dit « athée », alors qu’elle regorge de puritanisme technologique : tout ce qui va vers plus de technologie est bon pour nous, tout ce qui nous rapproche de l’imperfection humaine est une régression ou un ralentissement. Chaque époque a sa folie, voici la nôtre. De grâce, laissez-nous un football humain, un des rares domaines où l’on puisse encore apprécier pleinement et ensemble la magnifique improbabilité de la vie.
On aimerait que nos concitoyens, qui se disent libéraux, qui défendent sans trop réfléchir l’arbitrage vidéo, cessent de penser qu’en transformant les terrains de foot, et à terme la planète entière, en Big brother, on améliorera le monde. On aimerait que les gens qui défendent ardemment la vidéo réalisent qu’ils cautionnent, sans le savoir, le totalitarisme qui guette : froid, calculateur, procédurier, implacable. La morale assistée et commandée par ordinateur. Encore un signe que nous avons de plus en plus confiance en nos machines, et de moins en moins en nous-mêmes.
Crédit photo : neeravbhatt / Flickr
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