La télé et l’État unissent leurs efforts pour promouvoir la TNT. L’État et les médias sont aux anges, et donnent dans le style néo-évangélique technophile…
L’ignoble génie Louis-Ferdinand Céline avait sa manière bien à lui de lire les journaux. « Un moment donné, vous ne lisez plus les articles… seulement la publicité… elle vous dit tout… et la ‘rubrique nécrologique’… vous savez ce que les gens désirent… et vous savez qu’ils sont morts… suffit !… tout le reste blabla… » (Nord, 1960).
Nous nous proposons ici d’avoir, comme objet d’étude, la campagne de communication accompagnant l’arrivée de la Télévision numérique terrestre (TNT).
« Le passage au tout numérique est une évolution aussi majeure que l’arrivée de la couleur à la télévision », nous annonce-t-on sur le site du ministère de la Culture, à propos de cette « télévision du futur ».
Il s’agit donc d’une véritable conversion, mais pas jusqu’à améliorer significativement la qualité des programmes : dans les objectifs affichés de la TNT, il n’est nullement fait état d’une telle volonté : « Plus de chaînes, une meilleure qualité de réception, d’image et de son, de nouveaux services audiovisuels, etc. » Bref, les mêmes conneries, mais retransmises en meilleure qualité.
352 millions d’euros pour militer pour la TNT
De l’indispensable, donc de l’américain. D’ailleurs, le gouvernement nous indique que nous sommes – une fois de plus ! – en retard sur les États-Unis, qui vient « d’effectuer (son) passage au tout numérique dans la nuit du 12 au 13 juin 2009 », comme le commente non sans mélancolie le ministère de la Culture (anglo-saxonne ?).
Mais vous me demanderez le coût de cette campagne ? Selon le site du ministère, la facture s’élève à 352 millions d’euros, dont 277 millions au moins aux frais de l’État (soit l’équivalent du coût de construction d’une vingtaine de collèges, le financement de plusieurs années d’allocation personnalisée d’autonomie à l’échelle d’un département, plusieurs dizaines d’années de salaires pour une centaine d’enseignants, etc.). Dans cette somme, « le gouvernement consacrera 40 millions d’euros pour aider la tranche la moins aisée des 5% de la population qui ne pourra pas recevoir la TNT par voie hertzienne. » Il faut bien que nos 4 millions de chômeurs puissent se distraire.
La pub nous donne très sympathiquement des ordres
Attardons-nous sur le type de langage employé sur ces affichettes publicitaires. Comme dans toute pub, le propos est court, clair et le point d’exclamation fréquent. « Équipez-vous pour passer au tout-numérique ! », nous enjoint-on sympathiquement. Quelques lignes plus bas, le slogan est joyeusement martial : « Tous au numérique ! » On n’est pas là pour faire douter, ni réfléchir, mais encourager la diffusion d’une poignée de sources de revenus de grande ampleur, aussi appelées « chaînes de télévision ».
Jamais la communication gouvernementale n’a été si limpide. Apprécions cette prose de confiance : « Les foyers qui ne seront pas équipés d’un mode de réception de la télévision numérique, quel qu’il soit, au moment où la diffusion analogique s’arrêtera, ne recevront plus la télévision (écran noir). » On aimerait que le mode de calcul du RSA ou la manière avec laquelle sont ponctionnés nos impôts soit si agréable à lire. On aimerait que dans d’autres domaines, les publicitaires fassent des efforts si citoyens pour nous faire accéder à la compréhension.
L’impératif souriant
L’utilisation quasi-systématique de l’impératif vaut aussi le détour : « Si vous recevez actuellement 5 chaînes maximum par une antenne râteau, vous devez impérativement vous équipez d’un mode de réception numérique. » C’est un ordre ! Numérisez-vous, sinon, comme le dit toujours le texte de la publicité : « Plus de télé après le 8 mars ! » Horreur !
L’analyse du graphisme de la publicité nous apporte également de nombreux éléments. Les téléspectateurs potentiels, c’est-à-dire les Français, sont représentés par deux drôles de figurines dont il est difficile de savoir laquelle représente l’homme et la femme (si toutefois une telle distinction a encore lieu d’être à notre époque de bisounours). Leur tête est en forme de téléviseur. Sans bras, ils ne disposent que d’œils pour recevoir des informations.
Le message devient donc : vous devez impérativement asservir votre œil (devant une télé, on n’écoute pas, donc pas d’oreilles) à la nouvelle génération technologique de matériel qui vous permettra de continuer à persister dans l’activité télévisuelle. Les téléspectateurs français, patriotes pour le coup, ont précédé la demande : d’après Médiamétrie, ils ont passé en moyenne 3 heures 39 minutes par jour devant leur télévision en 2010. Un véritable acte de foi, un don gratuit, désintéressé de temps de cerveau disponible, enfin un effort national réussi ! Tout cela afin que ce même cerveau, passablement relaxé, massé, détendu, rendu totalement incapable du moindre acte de résistance par des programmes affligeants soit, au bon moment, abreuvé, arrosé, aspergé de messages publicitaires qui auront sur sa spiritualité et la formation de son goût à peu près autant de dégâts qu’une bastonnade en bande organisée.
C’est plus cher de chercher un emploi que de se renseigner sur la TNT
D’où le malaise qui nous étreint lorsque cette télévision qui va nous faire aimer l’an 2011 nous est vendue avec force sourire, par une campagne légitimée par ce qu’on appela un jour la « Grande Nation », et affichée aux couleurs bleu-blanc-rouge. Pour soutenir la télé de demain, un numéro de téléphone a été créé spécialement, au prix d’un appel local. A tout hasard, rappelons que passer un coup de fil à Pôle Emploi coûte 15 centimes la minute. D’une certaine manière, il est donc plus cher de chercher un emploi que de se renseigner sur la marche à suivre pour passer à la télé numérique. Conclusion : le passage à la TNT est une cause d’intérêt national au moins aussi importante que la lutte contre le chômage.
On peut également jeter un œil sur cette superbe publicité :
C’est officialisé par une campagne gouvernementale : l’idéologie de la France, principalement, c’est le tout-est-télé. Tout le reste est fioritures, personnalités politiques, mouvements d’opinions : tout cela n’est plus que de la nourriture pour ce gros animal qu’on appelle le tout-est-télé. Ce gros animal qu’on gave et qui n’arrête pas de grossir, puisqu’on passe de 6 chaînes dans l’Ancien Régime à 18 chaînes gratuites dont certaines en haute définition !
Nous, Téléspectateurs avant d’être Français
Les Français sont officiellement devenus des spectateurs avant d’être des Français – voilà pour notre contribution au débat sur l’identité nationale. Ou du moins, l’expression « téléspectateur français » est devenue pléonastique. La preuve ? L’émission de télévision au cours de laquelle le Président de la République actuel, Nicolas Sarkozy, s’exprimera, s’intitule tout simplement : « Face aux Français ». Le fait qu’un homme passe à la télé, sur TF1, est désormais automatiquement associé à l’idée qu’il fait face aux téléspectateurs, mais également qu’il s’adresse ainsi à tous les Français. CQFD.
Parmi mille autres signaux, on peut voir dans cet effort national pro-TNT que la télé, le Spectacle, ont enfin acquis leur véritable statut : celui d’une drogue dure, et peut-être même la drogue des drogues. La vie comme falsification intégrale. La vie vue, et rien d’autre.
Pour suivre l’idée de Louis-Ferdinand Céline, écrivain génial et criminel d’exception, il ne vous reste plus, après cet exposé, qu’à lire attentivement une page de nécrologie. Mais si ça vous saoule, zappez.
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ÉPILOGUE :
Pour ceux qui sont intéressés par la manière avec laquelle on nous dépeint le passage à la TNT, nous proposons ci-dessous quelques extraits édifiants d’un article paru le 7 mars 2011 dans un grand quotidien français, la veille du passage à la TNT. Nous croyions naïvement que les journaux allaient faire preuve d’un peu d’ironie, comme dans l’article ci-dessus, pour évoquer la « conversion » au numérique. Cela n’a pas vraiment été le cas : voir par exemple le ton évangélique employé dans les phrases qui suivent, ton qui n’est pas conscient de lui-même, dans la mesure où la foi technophile, le positivisme aggravé de l’époque est fier de lui, croit en lui.
L’article de ce grand quotidien décrit donc les préparatifs qui ont eu lieu dans un lieu tenu « secret », bâti sous l’un des pieds de la tour Eiffel. Comme dans tout discours religieux, les symboles sexuels font légion : « L’antenne, qui culmine à 324 mètres avec ses 48 panneaux, arrose 12 millions de Franciliens », « A l’arrière sortent des câbles, mais aussi de gros tubes plein d’eau qui pénètrent jusque dans les émetteurs pour refroidir la température », « Deux gros tubes s’élèvent et crèvent le plafond : ces ‘feeders’ nourriciers apportent d’ores et déjà le signal numérique à l’antenne, tout là-haut ».
Les travailleurs modernes sont décrits d’une manière assez désolante, comme des sortes de fourmis laborieuses, ou d’asticots zélés, travaillant sous terre : dans des « salles enfouies », « les locaux souterrains exigus vont grouiller de techniciens armés d’ordinateurs portables pour régler la puissance, la fréquence, la stabilité du signal ». Quelle belle image de l’homme au travail.
La prose évangélique continue, mettant en valeur, bien entendu, la semence divine, c’est-à-dire les ondes : « Quatre grosses stations réémettent le signal reçu depuis Paris derrière le mont Valérien ou aux confins du Vexin […] Ce dispositif est complété par une quarantaine de petites antennes qui sont là pour éviter la moindre zone d’ombre. » Aux confins du Vexin ! Le bout du monde connu. On appréciera aussi les « zones d’ombre », qui sont donc celles dans lesquelles l’on ne reçoit pas la télé. La TNT, c’est la Lumière, le Savoir, la Couverture.
Enfin, l’article termine sur quelques points des plus essentiels : aucun touriste n’a été dérangé par l’opération (ce qui confirme que le touriste, celui-qui-dépense, est l’une des figures les plus respectées dans notre culture). La chute de l’article est, comme il se doit dans tout discours progressiste-croyant basique, mélancolique : « Après des mois de course contre la montre, les hommes de la tour Eiffel sont fin prêts. Cette nuit, c’est sûr, ils verseront une petite larme analogique. » Les hommes modernes, nouveaux Titans qui branchent des fils et aiguillonnent des antennes, verseront une larme analogique ; magnifique raccourci qui montre que la nouvelle technologie rend l’ancienne obsolète, mais également l’ancienne manière de vivre en tant qu’hommes. Pleurer, c’est l’ancien monde analogique ; la TNT est plus gentille que ça. Demain, c’est la TNT souriante, le tourisme confortable, les fréquences lumineuses bien étalées sans que ne subsiste la moindre zone d’ombre. L’ombre, la mort, la maladie, la vieillesse ?… Tout ça, ne vous en inquiétez plus : c’est de l’analogique. Tous-au-numérique !
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