Révolutions arabes : la leçon des uns, la lâcheté des autres

En quelques semaines, les Tunisiens et les Égyptiens ont abattu des régimes autoritaires en place depuis plusieurs décennies. Un exploit que les diplomaties occidentales ne sont pas promptes à saluer…

« L’impossible arrive » titrait Serge Halimi dans le Monde diplomatique de ce mois de février, au sujet de la révolution en Tunisie. Il aurait pu, quelques jours plus tard, employer la même formule pour l’Égypte.

En quelques semaines à peine, les deux pays arabes ont ouvert la voie à ce qui s’annonce d’ores et déjà comme l’un des événements majeurs de ce début de 21ème siècle. En abattant les régimes de Zine el-Abidine Ben Ali et Hosni Moubarak, respectivement au pouvoir depuis 1987 et 1981, les peuples tunisien et égyptien ont montré à la communauté internationale qu’eux aussi savaient mettre à bas les privilèges. Et de belle manière.

Dans un article du même numéro du Monde diplomatique, un membre de l’ONG Human Right Watch loue le courage des manifestants tunisiens : « Ce soulèvement héroïque d’un grand peuple a valeur d’exemple. Imprévisible, sans véritable leadership politique, la révolte a bénéficié de son caractère non structuré. […] Unis par la seule logique du ras-le-bol contre la dictature de M. Zine El-Abidine Ben Ali, les insurgés sont entrés via Internet dans un type de communication que le régime n’avait pas su anticiper, malgré le « mouvement vert » en Iran, maté en 2009 par la théocratie au pouvoir. »

Le scénario s’est peu ou prou répété en Égypte : il semble clair que l’armée ne conservera le pouvoir que jusqu’aux élections prévues en septembre. Cette double leçon risque de marquer pour longtemps des États occidentaux prompts à déployer l’étendard démocratique en d’autres occasions… et qui ont pour le coup joué jusqu’au bout la carte des « dictatures du moindre mal ».

Les États-Unis, attentifs à leurs relations avec un pays pétrolier et stratégique, n’ont soutenu le mouvement anti-Moubarak que du bout des lèvres. Israël, tout à sa crainte de voir les Frères musulmans gagner du terrain au Caire, s’est accommodé du Raïs, et aurait même demandé à son allié américain de soutenir la stabilité du régime égyptien, fermant les yeux sur trois décennies de pouvoir personnel.

Et que dire de l’attitude de la France, dont deux Présidents furent les amis de Moubarak, et où l’actuelle ministre des Affaires étrangères a été jusqu’à proposer « le savoir-faire de nos forces de sécurité » au régime de Ben Ali au moment des manifestations ? A quoi ressemble de surcroît un gouvernement français qui débloque « en urgence » 350 000 euros pour la Tunisie, soit le salaire d’une dizaine de cadres correctement payés ?…

Les dictatures arabes n’ont pas empêché la progression de l’islamisme

Durant ces dernières semaines, l’Occident n’a pas davantage pris la mesure de l’onde de choc qui secoue le monde arabe. Tout se passe plutôt comme si nos gouvernants assistaient, effrayés, à d’irréversibles bouleversements au sein de leur « chasse gardée ». Au moment des scènes de liesse en Tunisie, nul ministre européen n’est allé sur place pour affirmer que l’Europe et la communauté internationale seraient aux côtés de ces régimes en devenir pour les aider à se bâtir. Aux dernières nouvelles, Christine Lagarde ne se rendra en Tunisie que le 22 février prochain : son voyage n’effacera sans doute pas les balbutiements de la diplomatie française face à la révolution tunisienne.

En attendant, les leaders se limitent à considérer les choses de loin, semblant craindre plus que tout une brusque résurgence islamique. La considération n’est pas sans fondement. Mais on oublie vite que les dictatures brisées ont été très loin d’être des remparts sans faille face à la menace intégriste. Des années de répression policière féroce n’ont ainsi pas empêché la sanglante décennie noire en Algérie, ni des actes terroristes à répétition en Égypte.

Le danger de l’islam a été contenu sans être éradiqué. Sa menace ne justifie pas le maintien éternel de dictatures d’un autre genre. Les évolutions actuelles sont sans doute d’autant plus nécessaires que, comme l’écrit Serge Halimi, la situation renforce les protagonistes en présence : « Le dictateur se proclame seul rempart contre les islamistes ; les islamistes, seuls ennemis du dictateur. »

Il rappelle dans son article que les Occidentaux, la France en tête, ont donné dans ce marché de dupes, préférant croire que l’alternative n’existe pas entre des régimes policiers et une dictature religieuse fondamentaliste, oubliant que le chômage de masse, l’instruction sans débouché et la croissance inégalitaire sont également des maux bien réels pour la majeure partie des Arabes du nord de l’Afrique, et la première raison de leur soulèvement. L’Algérie et peut-être le Maroc pourraient suivre.

Reste aux régimes en construction à prouver que l’alternative existe bel et bien. Les démocraties occidentales, et notamment la France, historiquement proche de la Tunisie, auraient sans doute eu là une carte à jouer. Mais à assister à cette double révolution en spectateurs muets, maladroits ou hostiles, elles ont sans doute perdu beaucoup de crédit auprès des pays arabes.

Crédit photo : Wassim Ben Rhouma / Flickr

A lire aussi sur ce blog : l’économie précède les révolutions et la vision des révoltes selon Nietzsche.

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2 réponses à Révolutions arabes : la leçon des uns, la lâcheté des autres

  1. Article intéressant, même si je ne suis pas d’accord avec la partie « Les dictatures arabes n’ont pas empêché la progression de l’islamisme ».

    Pour rester sur les pays du Maghreb, l’Algérie en est un contre-exemple avec un risque terroriste islamique nettement réduit depuis 60 ans. Demandez un peu à Sartre ce qu’il en pense… Et si vous me citez Aqmi, je vous répondrai qu’ils ont fait bien moins de dégâts que le GIA 20 ans plus tôt. Ces groupes islamiques terroristes sont en déliquescence… De même pour l’Egypte, les frères musulmans sont interdits depuis si longtemps qu’on ne sait même plus combien ils regroupent de personnes, et leurs tendances politiques sont éparpillées sur l’échiquier politique, ne représentant même plus un courant politique réel. Pour preuve, l’impossibilité qu’ils ont en ce moment à récupérer au niveau politique la révolution.

    Et puis attention aux mots, peut-on vraiment parler de dictature? Je parlerai plutôt de régimes autoritaires, mais le débat est ouvert…

    Sur le rôle des réseaux sociaux et de Al-Jazeera dans tout ça, voir:
    http://www.bandung-presse.org/2011/02/al-jazeera-censure-qatar/

    • Ruddy V dit :

      Merci pour cette réaction.

      En ce qui concerne le mot « dictature », il est vrai qu’on pourrait nuancer par rapport à d’autres régimes. Je reste sceptique toutefois sur le rôle de ces régimes par rapport à l’islamisme : comme l’explique Halimi, ils l’ont certainement autant combattu qu’ils ont légitimé son existence.

      Autrement, il va falloir que je fasse un tour sur Bandung Presse, les articles semblent très intéressants !

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