… et à la fin, la banque saute

Jérôme Kerviel, Nick Leeson, John Meriwether… Ces traders ont fait perdre des fortunes aux banques qui les employaient. Mais ils sont placés au cœur d’un système qui pousse à la fraude.

Qui se souvient aujourd’hui de Nick Leeson ? L’homme est aujourd’hui directeur du Galway United, un modeste club de football irlandais. Mais ce n’est que le haut de son curriculum vitae. Quelques lignes plus bas, ce même CV indique trois ans et demi de prison. Motif : en 1995, Nick Leeson a fait sauter la Barings, la plus vieille banque d’Angleterre. Non pas à coup de dynamite, mais de spéculation.

Le film Trader, diffusé dimanche  dernier sur la chaîne NT1, retrace l’histoire de ce jeune loup de la finance, incarné par Ewan McGregor. Celui-ci campe à la perfection un Leeson ambitieux au point de parier secrètement l’argent des clients de la banque sur le marché asiatique. Puis de prendre des risques de plus en plus insensés pour couvrir les pertes qu’il accumule. Celles-ci s’élèvent finalement à plus de 800 millions de livres sterling, un montant bien supérieur aux fonds propres de la banque. A la fin de l’histoire, la vraie et la fictive, la Barings est placée en cessation de paiement, rachetée pour une somme symbolique, et Nick Leeson est arrêté.

Doit-on tirer des enseignements de ce film ? A une heure où l’Union européenne tente de sauver la crédibilité de son système bancaire à coup de « stress tests » supposés éprouver sa résistance à une nouvelle crise, la chose est tentante. L’aspect le plus terrifiant de cette fiction -tirée du livre Rogue Trader écrit après coup par Nick Leeson- ne réside pas dans le caractère du personnage principal. Celui-ci apparaît comme un gamin qui préfère s’enfoncer dans les conséquences de sa bêtise plutôt que de l’assumer. Au fond, peu importent les chiffres pharaoniques : Leeson joue, perd, et n’a pas la maturité nécessaire pour se rendre compte de son geste avant la catastrophe finale.

Le véritable drame de l’histoire tient plutôt à l’absence totale de contrôle de ses activités au sein de la banque. Le supérieur direct de Leeson est loin de l’action et de la place financière où tout se joue, et accorde une confiance aveugle à celui qui se prend pour un « crack » du Nikkei. Pendant plusieurs mois, le trader fou peut à loisir masquer ses pertes par des opérations fictives, tout en continuant à emprunter des liquidités. Ce scénario largement inspiré des faits réels rappelle évidemment l’affaire Kerviel, le trader français qui a fait perdre 5 milliards d’euros à son employeur, la Société générale. Celle-ci n’a découvert qu’en janvier 2008 l’existence d’une fraude colossale dans ses comptes…  alors même que Kerviel avait commencé à prendre des positions irrégulières dès la fin 2006. De l’aveu même de Daniel Bouton, alors président de la Société générale, la banque a frôlé la catastrophe.

Les hommes… ou le système ?

Conclusion de l’histoire : si Kerviel comme Neeson sont les premiers responsables de ce qu’ils provoquent, ils sont placés au cœur d’un système qui leur donne la possibilité de tricher à grande échelle… ou qui, du moins, ne les empêche pas de le faire. D’autres exemples plus ou moins récents montrent que certains traders rusés et déterminés ont pu jouer avec le feu jusqu’à perdre des sommes astronomiques. En 1995, le Japonais Toshihide Iguchi utilise frauduleusement l’argent de la Daiwa Bank… et enregistre une perte de 1,1 milliard de dollars. En 1996, également au pays du Soleil levant, Yasuo Hamanaka use et abuse des contrats sur le cuivre avec les fonds de la Somitomo Corporation : 2,6 milliards de dollars s’évaporent en fumée spéculative. Plus récents, les paris trop risqués de John Meriwether (Long Terme Capital Management) et de Brian Hunter (Amaranth Advisors) ont également fait perdre des milliards à leur société respective… et la liste de cas similaires est longue.

L’interview d’un trader de Natixis par le Nouvel Obs (paru sur le site de l’hebdomadaire en août 2009) tend à confirmer que les banques elles-mêmes incitent au vice : « Ce dont il faut bien se rendre compte c’est que le système pousse à prendre un maximum de risques pour toucher un maximum de bonus » précise-t-il au journal. « Il y a un contrôle c’est évident. Maintenant, quel est le but de votre supérieur ? C’est de gagner un gros bonus à la fin de l’année. Son bonus est lui-même calculé en fonction de ce que vous vous faites gagner. Donc, l’intérêt du supérieur est directement lié au vôtre. Le boss de Jérôme Kerviel était sans doute très content de ce qu’il faisait. C’est là où se trouve la limite. Ils poussent à faire de plus en plus de gains. »

Il évoque ensuite des banques parfois elles-mêmes dépassées par ce système : « En France, par rapport à des banques américaines comme Goldman Sachs, on s’est aperçu très tard que les tradings et les activités de trading devenaient de plus en plus complexes. Les dirigeants des banques françaises, qui pour beaucoup viennent de la vieille garde, étaient complètement dépassés par ce qu’ils avaient dans leur banque. C’est pour cela qu’ils ont mis énormément de temps à être réactifs. Il faut également rappeler que l’Etat a lui aussi tardé à réagir. Jusqu’au début 2009, le gouvernement assurait qu’aucune banque française n’était à risque. »

Le jugement de Jérôme Kerviel, rendu le 5 octobre, sera donc fatalement aussi celui de la Société Générale et de la finance dans son ensemble… au moins médiatiquement. Même à supposer que la banque n’ait pas encouragé le trader, elle n’a en tout cas pas su prévenir ses dangereuses manipulations. En cela, elle est déjà coupable.

Crédit photo : Killthebird / Flickr

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