Pina Bausch : « Dansez, sinon nous sommes perdus »

Le 7 avril sort dans les salles Pina, documentaire en 3D sur la chorégraphe allemande Pina Bausch, réalisé par Wim Wenders. Un hommage à la chorégraphe décédée au cours du projet, et à son rapport au mouvement.

Le rêve de la chorégraphe Pina Bausch et du réalisateur Wim Wenders a pris corps : réussir à capter l’essence, la puissance des gestes de sa troupe de danseurs pour en faire un film documentaire (Pina, en salles le 7 avril 2011). On y voit des passages de quatre pièces du Tanztheater de Wuppertal (Allemagne), les Soli pour Pina, pièce des danseurs en forme d’hommage à leur chorégraphe, et des images d’archives.

Pina Bausch a changé à jamais l’histoire du mouvement dans la danse, et a ouvert cet art à d’immenses possibilités poétiques en mélangeant théâtre et chorégraphie. Comme dans cet extrait de la pièce Café Müller, où les danseurs se meuvent les yeux fermés au milieu de chaises en bois, alors qu’un danseur garde les yeux ouverts et les retire pour ne pas que ses partenaires s’y cognent. La danse rend la vue aux aveugles. D’où le titre du film, une phrase de Pina Bausch : dansez, dansez, sinon nous sommes perdus. La danse retire les obstacles, comble notre aveuglement premier. Dans cette pièce, exceptionnellement, Pina Bausch dansait elle aussi les yeux fermés (voir vidéo ci-dessous). Ce qui n’a rien à voir avec danser les yeux ouverts, précise-t-elle. « Selon que je regarde en haut, en bas, ou que je ferme les yeux,  ce que je ressens est complètement différent lorsque je danse », disait-elle en substance. Toujours ce soucis absolu du détail, de la variation, la mise au second plan de tout soucis de vraisemblance, de contextualisation sociale ; la danse envahit la vie, les corps, pour ne pas qu’ils se perdent, pour ne pas qu’on les perde.

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Chez Pina Bausch, la grâce surgit de nulle part

La révolution opérée par Pina Bausch passe aussi par l’abandon des tutus et des collants : car la grâce peut affleurer de partout, depuis les longues robes de ses danseuses, dans les costumes sévères des hommes, au milieu d’un terrain vague de chaises, dans l’eau, n’importe où, au sein de n’importe quelles conditions atmosphériques. Une image est particulièrement frappante dans le film de Wim Wenders : Pina, assise, lors d’une répétition, regarde ses danseurs dans un accoutrement des plus hétérodoxes (bonnet péruvien, bottes en caoutchouc…) ;  puis se lève et danse avec ses danseurs, avec une grâce inimitable malgré un vêtement on ne peut plus inapproprié. Pendant quelques secondes, nous nous situons  là au cœur de la révolution de Pina Bausch. Le mouvement suffit, la danse jaillit des situations, comme une source de vie, sans raison, sans demander l’avis de personne. Elle s’empare des corps, comme s’ils devaient simplement être en situation de la servir.

Marie-Agnès Gillot, danseuse étoile au ballet de l’Opéra de Paris témoigne de l’importance de l’apport de la chorégraphe, de la pureté de son engagement : « Artistiquement, elle apportait la touche ultime et fondamentale. Il suffisait qu’elle lève un bras pour que cela ait une portée incroyable. […] Avec elle, j’ai appris une autre manière de bouger les bras qui a totalement changé ma technique et ma vision de la danse classique. J’arrive presque à parler davantage avec les bras qu’avec les jambes. »

La 3D pour « entrer dans le mouvement »

A l’occasion de l’avant-première, Wim Wenders a expliqué pourquoi il avait eu recours à la 3D : « Je voulais rentrer au mieux dans le mouvement unique des danseurs de Pina. » C’est en 2007, à l’occasion de la retransmission en 3D d’un concert de U2 que Wim Wenders, déçu par le rendu de la 2D, comprend que c’est là la technique dont il avait besoin.

Commence alors un long travail sur la 3D alors que Pina Bausch choisit les quatre pièces qu’elle souhaite montrer : Le Sacre du printemps, Café Müller, Vollmond et Kontakthof. La préparation du film est malheureusement interrompue par la mort de la chorégraphe, le 30 juin 2009. Sans elle, le film semble impossible à réaliser. Après plusieurs mois de réflexion, et sous l’insistance des danseurs de Pina, Wim Wenders se remet au travail, conscient que l’objectif est atteint grâce à la 3D : l’énergie époustouflante du mouvement est miraculeusement saisie, isolée, par exemple dans le Sacre du printemps (vidéo ci-dessous), où la violence des gestes des danseuses se frappant le ventre avec le coude transparaît avec une intensité incroyable. On comprend mieux ce que la chorégraphe voulait dire lorsqu’elle avouait : « Je ne peux pas parler du Sacre du printemps, c’est si violent. »

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L’engagement est total, des danseurs aux spectateurs

La 3D rend cette violence et dévoile au spectateur nombre de détails à peine perceptibles, mais significatifs du célèbre ballet : l’Elue se soulevant légèrement du tissu rouge au début, la manière sensuelle avec laquelle elle caresse la terre avec ses doigts, l’effroi dans le regard des femmes lorsqu’elles se confrontent au Sage, leur drap rouge à la main… La caméra permet aussi de saisir au plus près l’engagement quasi-religieux des danseurs, leur ferveur à réaliser les moindres mouvements, même les plus minimes.

Le documentaire de Wim Wenders invite ainsi le spectateur à se laisser emporter dans le mouvement de sa danse et à y déployer ses émotions allant de l’angoisse à la joie la plus simple, celle de l’enfance partagée ; le tout dans un contexte de danse illimitée, que ce soit sur scène ou lors des répétitions. Comme ce jour où Pina Bausch demande à l’un de ses danseurs de lui montrer le geste qui représenterait, selon lui, la joie, pour en faire ensuite une magnifique scène de Vollmond qui apparaît dans Pina. A ce titre, il serait totalement erroné de voir dans les œuvres de Pina Bausch sa seule marque ; tout ce que l’on voit sur scène est issu d’un long travail de recherche au sein même de leurs expériences, de leur inconscient, de leur vécu afin de nourrir les chorégraphies de leurs émotions. Pina Bausch demande la même démarche au spectateur. C’est à lui d’achever le mouvement, de lui donner son sens final, de se l’approprier.

Danser, exister

D’où cette symbiose qui apparaît entre les artistes et les spectateurs, comme précisément dans cette séquence de Vollmond où la joie et l’énergie des danseurs envahissent le Théâtre de la Ville. Le film de Wim Wenders se fait aussi témoignage de cette joie, de cette enfance qui habite les pièces de Pina Bausch.

Le 30 juin 2009, jour du décès de la chorégraphe, avait lieu la première du spectacle The Song d’Anne-Teresa de Keersmaker, chorégraphe belge et héritière déclarée de Pina Bausch. Ceux qui se trouvaient dans la salle ce soir-là ont pu entendre la chorégraphe, bouleversée, prononcer quelques mots à voix basse avant le spectacle en hommage à Bausch (« Pina, Pina, Pina… ») et esquisser quelques pas de danse en son honneur. Le silence était religieux. Pour l’avant-première en France du documentaire de Wim Wenders, même silence, même hommage, puis même ovation. Pina, Pina, Pina…

A lire aussi sur ce site : de la littérature (Trésor d’amour de Sollers et les 100 expressions à sauver de Pivot), du théâtre (Les naufragés du Fol Espoir d’Ariane Mnouchkine) et du cinéma (Orson Welles et sa générosité).

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5 réponses à Pina Bausch : « Dansez, sinon nous sommes perdus »

  1. Maurine Borlayn dit :

    Si ce film retrace tout le renouveau esthétique que pina a entrainé dans la danse, on pourra en écrire au moins autant, sinon plus sur la manière dont elle a bouleversé le théâtre et le spectacle vivant en général… Hâte de le voir en tous cas.

    • lilidesbellons dit :

      Il est certain que Pina Bausch a renouvelé également le théâtre mais le film de Wim Wenders se penche sur la danse et le mouvement sur scène.

  2. S dit :

    vraiment génial ce « blog »! passer de la guerre à Pina Bausch avec des détours vers Debord et Nietzsche…ca donne un peu plus de consistance à ce qui se passe autour de nous et que certains journaux enregistrent avec tant de grisaille. Disons que ca donne corps à ces nouvelles du quotidien qu’on veut nous faire passer pour si ordinaire.
    Merci donc pour cet article qui indique à quel point les gestes de Pina sont un appel. Un appel à vivre la vie à travers le corps et son animalité si peu domesticable. source d’angoisse et de joie: de lucidité. Ce qu’elle transmet cette femme, c’est incroyable, alors oui, faisons en sorte de continuer ces gestes dans nos vies pour faire vivre la puissance de tout ce qui passe par ces corps, par notre corps. Incorporons ses spectacles dans notre vie.
    Le film témoigne de l’expérience incroyable qu’est sa danse. Mais plus qu’un témoignage-hommage qui se posera en dvd sur nos étagères et permettra de mettre en bibliothèque la danse, il relaie je pense cet appel de Pina Bausch. Quelques scènes dansées dans la ville, mais aussi la caméra qui nous met face à la proximité des corps ( comme ces tressaillements de l’Elue sur le tissu rouge du sacre du printemps…) et le fil que suit Wim Wenders sont une porte vers une compréhension plus dense. Finalement je trouve ce film super bien construit. Il est évident qu’il ne propose pas simplement des spectacles filmés. Hâte de le revoir! et de continuer à cheminer dans toutes ces scènes inépuisables de Pina Bausch à travers lesquels Wim Wenders sait si bien nous conduire…joli dialogue. L’écriture du mouvement fait résonner l’écriture du corps. Et se passe si bien de mots.

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