La mondialisation a ouvert les frontières, raccourci les distance, encouragé la croissance. Elle a paradoxalement, aussi, bouché des horizons intellectuels et encourage la standardisation des existences.
La mondialisation, c’est l’ouverture. Dérèglementation, dérégulation, ouverture des frontières, libre circulation des biens et des personnes… La mise en valeur du libéralisme politique mais aussi philosophique, qui fait que chacun peut avoir, à sa disposition, une infinité de moyens de gérer sa vie.
Le bilan est, on le voit aujourd’hui, mitigé, comme le rappelle le quotidien Libération du 7 avril 2011. Globalement, la mondialisation a plutôt diminué les inégalités économiques et sociales, elle a enrichi la France, profité aux multinationales, tout en entraînant la disparition de plusieurs centaines de milliers de postes dans l’industrie. Plus généralement, elle a soumis chaque pays aux aléas du marché mondial, ce qui a sérieusement limité leur indépendance, et les a plus ou moins empêchés de protéger leurs fédérés. L’exemple évident est la crise des subprimes en 2008 : on pensait diminuer globalement le risque en le mutualisant, mais il a suffi que le marché tourne mal et que la confiance se fêle pour qu’au final, tout le monde en souffre. On nous a vendu de « l’union fait la force », en fait cela ressemblait plutôt à du « on vit ensemble, on meurt ensemble ».
Les classes populaires paient pour la crise, puis pour la reprise
Cette déflagration financière a surtout été ressentie par les couches basses de la population. C’est d’ailleurs eux qui casqueront aussi pour la reprise. Augmentation anarchique des prix de l’immobilier, surtout en ville, ce qui va faire de la plupart de nos concitoyens des gens habitant en banlieue et travaillant en banlieue : réjouissante perspective ! Ils vont aussi casquer sur l’augmentation du prix de l’essence, qui n’a aucune raison de baisser vu les tensions sur le pétrole. Il vont casquer sur les prix de l’alimentaire. Seule consolation : le prix des iTrucs, des écrans plats et des ordinateurs baisse régulièrement. A cran, on se console comme on peut, à coups d’écrans.
Que peuvent les politiques ? Pas grand chose, même s’ils aimeraient nous faire penser le contraire. Comme Benoît Hamon, porte-parole du PS qui, dans le Libération sus-cité, estime qu’il est faux de dire que le pouvoir politique est dépassé par les évènements. On aimerait vraiment le croire… Et l’on attend avec gourmandise des propositions sur, par exemple, les trois problèmes évoqués plus haut (concernant la hausse des prix du logement, il est vrai que les socialistes proposent d’encadrer les loyers : attendons déjà de voir si cela est applicable, à quelle échéance et dans quelle mesure).
Tout semble plutôt indiquer qu’à l’échelle nationale, le poids des politiques est tristement limité, et qu’à l’échelle mondiale il n’est qu’une vue de l’esprit. Le fameux « concert des nations » ? La plupart du temps, une symphonie inécoutable.
« Changer les choses » : mission impossible
Pour mesurer à quel point les moyens d’actions sont faibles, regardons avec quelle sévérité l’on juge ce qu’a fait un homme de l’envergure de Barack Obama. Avec les meilleures intentions du monde, un charisme extraordinaire, une popularité immense à l’échelle mondiale, aux commandes d’une superpuissance, les moyens de « changer les choses » restent drastiquement limités.
Les gens en attendent énormément des politiques, et cela aussi est le résultat de la mondialisation ; la marge d’action de l’individu étant de plus en plus minime face à la monstruosité du système, l’on aura de plus en plus tendance à attendre énormément – trop – de nos décideurs. L’ouverture au monde a paradoxalement fermé les imaginaires et tué dans l’œuf les envolées lyriques. De ce point de vue, la mondialisation, sous le sceau du libéralisme, favorise le moutonisme à grande échelle.
Une société française en plein burnout
Qui va encore avoir la naïveté de croire qu’il peut, ou que nous pouvons, comme on le dit vulgairement, « faire bouger les choses » ? Le seul mouvement qui aurait un sens devrait avoir lieu à l’échelle mondiale ; dans chaque chaumière, le moindre Français le sait, le sent : l’obstacle est devenu trop grand, le donquichottisme la seule attitude possible. Ce qui rejoint le constat du médiateur de la République, Jean-Paul Delevoye, qui évoque une société française en plein « burnout ».
Le temps où l’on pouvait raisonnablement croire en une issue est révolu, et même une révolte de grande ampleur jouerait peut-être en défaveur du « Français moyen » ; la mondialisation, c’est un peu un serpent glouton et malade qui se mord la queue. Et il semblerait que les nouveaux arsenaux de divertissements permettent à la plupart de s’accommoder de cet horizon bouché. La télé et ses avatars sont le refuge de l’imaginaire, dans un monde où l’on prend l’habitude, plutôt que de retenir les paroles d’une chanson, d’en vérifier le texte sur son iDaube. Plutôt que de se perdre délicieusement dans les rues de Paris, consulter son GPS.
La mondialisation sévit partout, mais on ne la saisit nulle part
On objectera sans doute que les révolutions des pays arabes semblent nous dire qu’il reste de la place pour l’initiative individuelle, la révolte nationale ; mais ces révolutions n’ont pour but que de rapprocher, à terme, le mode de vie local au mode de vie occidental, qui ressemble de plus en plus à celui choisi par les fourmis ouvrières, acceptant passivement leur sort dans la mesure où chacun a parfaitement saisi que le monde est à la fois trop bigarré et interconnecté pour produire un mouvement puissant dans un sens.
Ainsi, ne pourrait-on pas voir, dans le phénomène de la mondialisation, comme un gigantesque piège ? Il suffit de se regarder dans une glace. Qui a cousu vos chaussures, conçu vos lunettes, imaginé votre T-shirt ? Plus un seul visage, plus un seul nom, une seule nationalité derrière la majorité des choses qui nous environnent. La manipulation des personnes n’a jamais été si peu dérangée, si autorisée, si évidente, écrasante ; nous ne savons absolument pas d’où sont issues la majorité des choses que nous utilisons, ingérons, consommons, encore moins comment elles ont été faites.
Par bien des aspects, la mondialisation s’impose par tout ce que nous ne pouvons pas, ou plus, choisir. Est-il seulement possible de consommer, par exemple, de manière à ne pas encourager les défauts du système capitaliste ? Peut-être, mais cela demande du temps et de l’argent. Majoritairement, nous plongeons de gré ou de force dans l’indignité encouragée par une certaine conception de la mondialisation, qui est malheureusement dominante ; et, pire, à chaque moment de nos existences, nous la cautionnons.
Il est bien beau, à côté de cela, de s’indigner à tort et à travers. Ou de parler partout de liberté individuelle, de responsabilisation, alors qu’il est plutôt frappant que la liberté est soigneusement et discrètement contrôlée, et la responsabilité individuelle quasiment absente de nos vies dans la plupart des domaines. On déguise habilement, sous des grands mots, notre destin fatal de salarié marketeur malléable, le plus souvent à genoux devant son employeur qui lui permet de vivre décemment.
L’humanité, matière à fric
Le Canard enchaîné du 6 avril rappelait d’ailleurs avec quelle désolante facilité on abuse de nous, dans la mesure où, les distances s’étant accrues entre les acteurs, les possibilités de compréhension des phénomènes, le contrôle des va-et-vient, sont devenus hors-propos pour l’usager moyen. Ainsi, dans l’industrie agroalimentaire, et plus particulièrement l’élevage et la commercialisation de poulet, la recette est simple : « Dès que le coût de la pitance dans la gamelle des volailles grimpe, on répercute immédiatement sur l’étiquette. Et on oublie de le faire plus tard quand ça baisse. » Le coup classique, résultat, « la marge brute des industriels du poulet et des distributeurs a fait un bon de 96 % sur dix ans ! ».
Le « citoyen » (on ose à peine l’appeler ainsi tant il est littéralement court-circuité dans les processus de décision) est rigoureusement impuissant face à ces manipulations. Comment contre-attaquer ? Qui attaquer ? Dans quel pays ? Qui fait quoi ? Il n’a jamais été aussi dur de le savoir. Et pour qui voter, puisque les politiques sont plus ou moins soumis aux désidératas des grands groupes économiques et financiers ? Le citoyen est laissé seul, désespérément seul, et les porte-voix dont il dispose ne sont guère efficaces. Si la mondialisation n’est pas l’unique responsable de cette situation, elle y a grandement contribué.
La globalisation optimiste est issue d’un monde bouleversé par deux guerres mondiales. Mais comme souvent, on a poussé le bouchon un peu trop loin, et l’on se retrouve aujourd’hui dépendants les uns des autres, aspirant à peu près au même type d’existence comportant son lot de misères, et dans l’incapacité quasi-absolue de faire machine arrière. Il ne nous reste qu’une seule solution : rappeler à tous bouts de champs que nous serons tous, à terme, libres et égaux, en espérant nous en tirer sans trop de dommages. Avant de retourner à nos DVD.
Crédit photo : Esthr / Flickr
D’autres points de vue sur Retour d’actu.
Et aussi, autour de ce sujet, un texte sympathisant avec les pauvres salariés de Fukushima, cet article montrant que beaucoup de révolutions décollent sur des bases purement économiques, cette critique d’une pièce de Bernard-Marie Koltès, La Nuit juste avant les forêts, juste description de la condition de l’homme moderne, celui-ci sur le storytelling en politique, un point de vue sur la servitude volontaire qui est d’autant mieux acceptée qu’on nous la rend de plus en plus fun, ce coup de gueule qui vise à montrer que ce que l’on appelait avant la lâcheté est désignée aujourd’hui sous le nom de « dignité« , enfin ceci sur la manipulation des masses selon le psychanalyste allemand Wilhelm Reich.