« Barbarités » de notre temps

Le langage des néomanagers vise la platitude absolue, la négation de l’humain dans le discours. Exemples tout simplement effrayants…

« Halte aux méthodes du neomanagement ! » Tel était le titre d’un brûlot publié il y a peu sur Le Monde.fr, signé de la main du psychologue et philosophe Miguel Benasayag, un ancien de France Culture.

L’auteur s’en prenait avec ironie aux « petits hommes gris à la Simenon », ces nouveaux chefs (pardon… « gestionnaires ») qui appliquent dans de nombreux secteurs du public et du privé la loi du chiffre avec le raisonnement méthodique d’une calculette : « Ordinateur et pointeuse en poche, ils ont pour mission d’apurer les comptes et de « remettre au travail » le personnel. Avec eux, plus de « feignants », d’ « assistés », de « privilégiés » (certains ont dû télécharger récemment le portrait de Laurent Wauquiez en fond d’écran…). Ils appliquent le règlement, tout le règlement, rien que le règlement. »

Cinglant, Miguel Benasayag ajoutait que ces « soldats du management » préféraient de beaucoup la quantification à la complexité du vivant, y compris dans des lieux où le nombre seul ne signifie rien : l’école, l’hôpital, l’administration en général… Il est malheureusement à craindre que cette tendance au formalisme aiguë ne soit pas passagère, au vu des « cours de management » d’aujourd’hui.

« On cristallise du sens »

Les termes qu’on y emploie font à eux seuls frémir et attestent de la dramatique déshumanisation qui gangrène de nombreux milieux professionnels. L’on sait déjà qu’un élève est à présent un apprenant. Mais ce n’est pas tout. Agir n’est plus à la mode : à présent, interagir est plus acceptable, et il est encore mieux de mèner un process. De même, on n’est plus à l’écoute, mais créateur de liant. Le néomanagement actuel a également dépoussiéré la portée de nos actions : il est maintenant préférable que celles-ci cristallisent du sens.

Ces expressions, qui sortent tout droit d’un enseignement dispensé à de futurs hauts gradés militaires, pourraient faire rire si elles ne montraient pas à quel point l’on s’acharne précisément à retirer du sens à une société qui en manque déjà. Le monde s’est-il à ce point complexifié qu’il faille désormais faire un focus plutôt que de se concentrer sur quelque chose ? Ce langage managérial s’emploie méthodiquement à déformer le réel et (permettons-nous le barbarisme) à le machiniser. On ne monte plus quelque chose, on l’architecture. On n’adapte plus, on dimensionne. On n’explique plus, on expose grâce à des critères définitoires.

Cette rationalisation à l’extrême semble du reste effrayée du véritable sens des mots, au point de ne plus employer certains d’entre eux. Notons le nombre de cas, par exemple, où le social disparaît au profit du beaucoup plus nuancé sociétal. De même, plus question de parler de conflits : les situations de conflictualité font beaucoup moins peur.

Le manager invente ses mots

Ce langage (faudrait-il dire « communicativité » ?) aux forts accents techniques permet de faire allègrement usage de l’euphémisme en toutes circonstances, et de se réfugier derrière la platitude des mots pour se couvrir dans une situation embarrassante. Il est évidemment plus commode de contracter la masse du personnel que de licencier des salariés.

Cette science qui n’en est pas une se permet de surcroît d’inventer ses propres mots. Une manière de s’intellectualiser, de se légitimer en se rendant savante. Ainsi, on ne devine plus, on « intuite » (du verbe « intuiter », oui…) et on ne fait plus preuve d’anticipation, mais de « proactivité ». De même, toujours selon ce fameux cours, le risque de tension a laissé la place au facteur « crisogène ». Une belle manière d’effacer l’humain du discours. Mais les managers répliqueraient sans doute que cela est très exagéré : tout au plus a-t-on renforcé la technicité du parler afin de mieux conceptualiser sa significativité !

Crédit photo : rsepulveda / Flickr

A lire aussi sur ce site : une critique contre les féministes acharnées et une autre contre notre époque qui laisse tomber sa culture. Un coup de gueule contre un « sociologue » qui s’en prend… aux Schtroumpfs. Et pour le plaisir des belles expressions françaises, un bouillon de lecture par Bernard Pivot.

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