Ode à la pianiste argentine Martha Argerich.
Il suffit de l’écouter, de la voir jouer un morceau, à peu près n’importe lequel. Impossible de définir son jeu en quelques adjectifs. Martha Argerich n’a aucun point fort. Elle est elle-même un point fort. Un centre de tension, un nœud. La centrale, la turbine, la source de l’énergie.
Martha Argerich est sans pourquoi. C’est une guerre des mondes à elle toute seule. Messagère du choc des éléments. Chimie profonde des matières premières. Le récit des explosions et accalmies successives, des rencontres électriques, au hasard des temps. Le chaos formalisé au clavier, tant bien que mal. Elle fait partie des ces génies qui nous proposent à voir une totalité, là où les pianistes normaux ne dégageront que quelques aperçus d’un monde, dans leurs meilleurs moments.
Le jeu d’Argerich est parfois plus menaçant que celui d’Horowitz. Quand il le faut, plus distingué que celui de Michelangeli.
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Martha Argerich est célèbre pour faire swinguer Bach.
Bien sûr, être dépositaire dès sa naissance d’une telle puissance d’expression, peut amener à quelques dérapages incontrôlés ; ainsi, parfois, elle se laisse emporter, comme cela arrivait à Horowitz, par le démon de la virtuosité. Alors, elle joue vite, diablement vite, elle violente le tempo, comme si le morceau était soudainement tordu, fondu par la proximité de la lave de son style, de l’énergie de son jeu et de sa volonté. De ses doigts, de ses mains, ses bras, ses veines le long de ses bras, ses nerfs, ses visions. Incandescente, donc toujours à deux doigts de brûler la musique. Un penchant qu’elle a appris à maîtriser, avec le temps.
Et toute modeste avec ça ; évidemment modeste. A ce niveau, on ne peut d’ailleurs qu’être modeste. Rimbaud écrivait dans l’une de ses « lettres du voyant » : « C’est faux de dire : Je pense : on devrait dire : On me pense. » Il est presque certain que Martha Argerich ferait volontiers sienne cette remarque. Elle ne joue pas. « On » joue en elle. D’où sa modestie, c’est-à-dire son bon goût de n’avoir jamais cru en « elle », mais en ce « on » en elle.
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Dans cette interprétation du premier mouvement du 3ème concerto de Rachmaninov, la fougue que déploie Argerich est plus impétueuse, plus impressionnante encore que celle dégagée par Horowitz dans le même morceau.
Il a dû lui arriver d’avoir peur de ce « on » qui fascine les foules depuis son enfance ; l’histoire profonde de sa vie est peut-être celle du domptage de ce « on ». Son dialogue avec lui. Comment se porte-t-‘on’ aujourd’hui ? Comment sent-‘on’ la musique aujourd’hui ? Vérifions, malaxons, écoutons. Tonalisons. Pianons. Connais-toi toi-même à l’oreille, à la dynamique du son.
Une crainte à l’égard de ce « on » l’a d’ailleurs poussée à adopter quelques mesures de précaution, dont celle de ne quasiment plus donner de récital en solo depuis les années 80. Une manière de faire baisser la pression, mais aussi la volonté sincère de faire place aux autres, favoriser de jeunes pianistes, jouer entre amis. Trouver un peu de réconfort et de tranquillité dans le groupe – ce sont souvent les gens les plus habités qui sont les plus portés à être sincèrement généreux avec les autres.
Plus aucune œuvre où elle doive être seule sur scène, face au public, devant son piano-miroir, dont elle n’est pas forcément amoureuse, loin s’en faut. Le piano, objet totalement étranger, mais moyen le plus évident de vérifier qu’il se passe quelque chose, c’est-à-dire que quelque chose demande instamment à s’exprimer. Mais pour rester sain, il vaut mieux ne pas trop voir cela en détail. Martha Argerich est pudique dans son rapport aux autres ; elle est aussi, et d’abord, pudique dans son rapport à elle-même. Elle sait se protéger, se nicher. Car elle sait que, pour reprendre Nietzsche, si l’on regarde trop longtemps dans l’abime de ce grand corps noir, le piano, c’est ensuite l’abime qui regarde en nous.
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Est-il vraiment nécessaire d’écouter quelqu’un d’autre que Martha Argerich jouer les deux concertos pour piano de Chopin ?
Elle est certainement la première surprise d’être un miracle du piano. Elle a gardé, dans son jeu, la fraîcheur de cet étonnement ; ce petit quelque chose d’indéfinissable, cet espace de possible hypothétique, cette foi qu’une « logique bien imprévue » (Rimbaud) puisse venir marquer son jeu à tout moment. Peut-être joue-t-on mieux à mesure que l’on ne sait pas, précisément, comment l’on va jouer tout en pensant le savoir. Il faut croire à notre réserve de force, cette confiance intime, qui fait que ce qui jaillira dans quelques secondes, même si c’est travaillé et retravaillé en amont, est encore strictement improbable. Martha Argerich, parfois, donne l’impression qu’elle ne fait que regarder ses doigts jouer en jouant. Ce qu’il se passe ? Aucune idée. Les notes viennent. Rimbaud : « J’assiste à l’éclosion de ma pensée : je la regarde, je l’écoute : je lance un coup d’archet : la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d’un bond sur la scène. »
Regardons-là, à la fin des concerts, saluer rapidement et poliment. Elle a, depuis longtemps, la conviction que ce n’est pas la chose qui vient de jouer qui est applaudie, même si elle a la distinction, la politesse de cœur d’accepter avec chaleur ces applaudissements. Regardez-la se diriger ensuite, tranquillement, vers les coulisses. Même aujourd’hui, pourtant devenue, si l’on en croit sa date de naissance, une vieille dame, toujours cette allure de jeune fille raffinée, légèrement provocatrice dans sa nonchalance, et là-haut ce sourire ironique. Mais depuis bien longtemps nous savons qu’il est aussi déplacé de dater un génie que de dater la naissance d’une étoile.
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L’une des plus belles œuvres qui soient, le 20ème concerto de Mozart.
A côté de Martha Argerich, la plupart des pianistes ne sont que des exécutants appliqués. Les femmes des copies de femmes, les hommes des narcissiques dans l’impasse. A côté de son souffle révolutionnaire, tous les rebelles semblent de pacotille. Les acteurs de pauvres truqueurs. Argerich règne, quoi qu’il en soit, depuis toujours, pour toujours, sans avoir besoin de lever le petit doigt pour ça. Si rares sont les artistes supérieurs sans façons. Quand on la voit, dans la vidéo ci-dessus, avoir un rictus de douleur comme jaillit le thème angoissé du vingtième concerto de Mozart, il faut bien sentir que c’est l’esprit même de la musique qui est sur la balance, c’est-à-dire le sort du monde pour un musicien.
Elle a appris à accepter cela avec une insouciance, une philosophie admirables. Martha Argerich est littéralement au-delà de l’éloge. Tout ce qu’on peut encore dire, c’est que celui qui ne l’entend pas est mort depuis longtemps.
Crédit photo : Piano Piano! / Flickr
D’autres points de vue musicaux sur Retour d’actu, dont ce papier sur le pianiste Dino Ciani comme l’un des meilleurs interprètes de Chopin.
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