Une interview des deux commissaires de l’exposition Keith Haring, à Paris, nous indique pourquoi cet artiste est si célébré : il personnifie à la perfection le déclin de l’art occidental.
Il vous faut absolument vous procurer le numéro de mai 2013 du magazine Connaissance des arts. Il contient en effet l’une des interviews les plus pathétiques qu’il m’ait été donné de lire, intitulée Keith Haring, le militant. Celle des deux commissaires de l’exposition Keith Haring organisée au musée d’art moderne de la Ville de Paris, Dieter Buchhart et Odile Burluraux.
On reste baba devant la stupidité morale des réponses apportées par ces deux gais lurons. Ils réussissent, dans le cadre d’une interview étalée sur cinq pages, à faire l’exploit de ne jamais parler d’art, et toujours de politique et de morale. Or, il ne peut y avoir de malentendu plus complet, à propos de l’art, que de le confondre avec le Bien ou le Communautaire. Nous avons à faire à une opération d’oblitération systématique du surgissement de l’art, et non pas d’une connaissance des arts.
« Haring arrive à un art de la simplification sans simplifier. » Mais encore ?
Dieter Buchhart, dès sa première réponse aux questions du journaliste, évoque la « dimension politique » de l’œuvre, sous-entendu sa dimension politique et sociale : son engagement. C’est-à-dire qu’il évoque, en admettant que Keith Haring soit réellement un artiste, la dimension de son œuvre la moins importante qui soit. Odile Burluraux, elle, dès sa première réponse, parle d’apporter à Haring une crédibilité « intellectuelle et scientifique ». Apporter une crédibilité intellectuelle et scientifique à un artiste ? Est-ce vraiment une priorité ? Il ne m’est encore jamais arrivé, devant un portrait de Raphaël, de me demander si l’œuvre était scientifiquement et intellectuellement crédible. En parlant de Raphaël, cette même Odile, nous rappelle que Haring était un « génie du dessin ». J’avoue avoir du mal à valider cette proposition en considérant une œuvre telle que celle-ci, que ma cervelle indifférente à la question de l’engagement en art n’arrive pas à associer à autre chose qu’au concept de laideur absolue.
Ce qui est assommant, dans cet article, c’est que l’on n’y trouvera pas une seule analyse un peu poussée d’une œuvre particulière de Haring. Il ne sera pas question non plus de ses techniques picturales, ou si peu, et souvent en le rattachant à un contexte politique. Ni même de la manière avec laquelle il voit certains grands thèmes de la peinture, qui sont les grands thèmes touchant l’humanité elle-même : les femmes, la mort, l’érotisme, la violence… Par contre, notre ami Dieter ne peut s’empêcher de nous sortir l’une de ces phrases-concepts dont seuls les experts de notre pitoyable époque ont le secret : « Haring arrive à un art de la simplification sans simplifier. » On reste sans voix, n’est-ce pas ?
Le mépris de Keith Haring pour les transsexuels
S’ils restent donc muets, sinon cryptiques, sur la dimension artistique de l’œuvre du type, nos Dupont et Dupond ne manquent pas une occasion de lister ses engagements humanistes : « Les grands combats de Keith Haring sont contre le capitalisme, la négation de l’individu, le dogmatisme religieux, le racisme, l’homophobie, et à la fin de sa vie contre le sida », nous indique ainsi Dieter Buchhart-Bouvard. Odette Burluraux-Pécuchet, vers la fin de l’interview, en remet une couche : Haring « lutte contre l’oppression de l’individu sous toutes ses formes : le racisme , le colonialisme, l’homophobie, le capitalisme ». Ça en fait du monde ! On peut toutefois s’indigner du fait que Keith Haring n’ait pas eu le temps – ou l’envie ? – de se préoccuper du sort des lesbiennes, des bisexuels, des transsexuels et de la barrière de corail. Mais bon, personne n’est parfait, pas même un homme aussi lourdement engagé que lui.
Faut-il rappeler qu’un amateur d’art digne de ce nom ne s’intéresse qu’assez marginalement aux choix politiques d’un artiste qu’il admire ? Que lorsqu’il se délecte de leurs œuvres, l’amateur crédible ne se demande pas à chaque page si Chateaubriand avait raison d’être royaliste, Céline antisémite, Nietzsche misogyne, Picasso amateur de corridas ? Il est extrêmement inquiétant de voir que nos experts soient éloignés à ce point de l’expérience sensuelle, c’est-à-dire éminemment intime, de l’art. Obsédés par leurs petits calculs scientifiques, intellectuels, normalisateurs, ils sont, au mieux, des propagandistes inconscients. En réalité, ces zozos n’ont rien à apprendre à un type qui serait capable de lire avec plaisir une fable de La Fontaine ou même Tintin au Congo.
Derrière les experts en art se cachent des experts en moraline
Mais le summum de la misère est encore à venir dans cette interview. C’est la réponse de nos deux enfumeurs à propos de la singularité de l’œuvre de Haring en 2013. Laissons la parole à Dieter-le-Grand : « Ce qui fait la singularité de Haring, aujourd’hui, c’est son implication politique bien sûr, mais aussi sa capacité à élaborer un langage compréhensible par tous au premier coup d’œil. » Mon penchant pour la vérité m’oblige à dire que ce genre de réponses, d’une naïveté accablante, ne serait pas déplacé dans un opuscule marxiste. Au lieu de nous rappeler que l’art appelle à une révolution intime, il n’est plus question que de révolutions communautaires – et il suffit d’ouvrir un livre d’histoire pour constater que toutes les révolutions communautaires sont vouées à l’échec.
Quant à la réponse d’Odette Burluraux, c’est une sorte de chef-d’œuvre de malentendu : « Ce qui fait la singularité de Haring, aujourd’hui, c’est sa générosité, sa bienveillance, sa gentillesse, qui sont relevés par tous ceux qui l’ont connu. » Les experts en art sont donc devenus, progressivement, des experts en gentillesse, il faut en être conscient.
Haring, ou le défaitisme occidental mis sur un piédestal
Mais comment peut-on faire une telle confusion ? Odette Burluraux nous donne la clé finale de l’intrigue. Après avoir listé tous les engagements politiques et moraux de Haring, elle rappelle qu’il disait qu’il « ne se sentait pas blanc [c’est-à-dire de race blanche] à l’intérieur ».
Résumons : si Keith Haring s’engage à ce point, avec une ferveur touchante, en faveur de tous les idéaux progressistes, c’est parce qu’en tant qu’homme blanc, il s’estime dans le camp des persécuteurs. Il n’arrive pas à se hisser hors de ce sentiment de culpabilité. C’est son petit côté Houellebecq. Il vit donc ce que la plupart des occidentaux vivent en ce moment, et n’a donc pas accès au fait que ce qui fait le grand art, ce n’est certainement pas le sentiment de culpabilité à outrance. Ainsi, Keith Haring conforte le public occidental dans le mépris de soi.
Philippe Sollers rappelle parfois que la politique et la morale étaient des lots de consolation pour un artiste lorsqu’il avait connu l’échec sur le plan esthétique. Ce théorème vaut pour notre époque tout entière, qui ne fonctionne plus que par la mécanique de l’auto-dépréciation. Nous avons là, visiblement, un cas d’école. Qu’un type visiblement doué pour le dessin comme Haring ait fini par peindre de si laides compositions semble d’ailleurs le confirmer.