Chère Kim Novak,
Je me souviens de la première fois où je vous ai entendu parler de votre expérience dans Vertigo, alors que vous étiez déjà une vieille dame. J’avais été immédiatement touché de reconnaître, dans le timbre de votre voix, chaud et masculin, celui de Madeleine Elster et de Judy Barton. Je vous imaginais vivre, en vieille dame philosophe, dans un coin d’Amérique, cultivant votre jardin.
Or, je vois qu’à la faveur d’un petit come-back médiatique, vous avez lâché cette phrase : «Je ne vais pas nier le fait d’avoir eu recours à des injections de graisse dans le visage. À mon avis, toute personne a le droit d’être aussi belle qu’elle le peut, et je me sens mieux quand je suis plus belle.»
Je suis désolé d’avoir à vous dire cela, madame Novak, mais vous n’avez, je le crains, jamais été aussi peu belle qu’à la cérémonie des Oscars 2014.
Votre drame, madame Novak, c’est que vous avez oublié qui vous étiez. Je vous conseille pour cela de revoir un film réalisé en 1958 par Alfred Hitchcock, intitulé Vertigo. Vous y jouiez deux personnages qui n’en faisaient qu’un : Judy Barton et la fausse Madeleine Elster. Vous gagneriez à méditer une nouvelle fois sur cette histoire de fantômes.
Car il semble qu’aujourd’hui, vous vous soyez oubliée comme Judy Barton, en singeant à outrance Madeleine, avait oublié qu’elle était Judy Barton. Vous persistez, avec votre come-back esthétiquement modifié, à être Madeleine-la-revenante, madame Novak, celle qui, parce qu’elle se méprise profondément elle-même, s’offre comme consolation de vouloir plaire superficiellement au plus grand nombre, et pour cela se soumet au fantasme d’une femme qui, défiant le temps, ne vieillirait pas, resterait vierge. La Grande-Maman-Intouchée-Et-Intouchable qu’appellent de leurs vœux les foules humaines en manque d’amour et d’attention, identifiée, dans Vertigo, sous le nom de Carlotta.
Et qu’avez-vous récolté de votre effort pour correspondre à ce fantasme ? Un tombereau d’injures et de moqueries. Tout le monde a dit que vous étiez moche. Parce que le public, comme Scottie, finit par tuer ce qu’il aime quand il s’aperçoit que son fantasme est, en réalité, morbide. Morbide parce qu’il ne correspond pas au réel : par exemple, la réalité de la vieillesse, ou celle de la différence sexuelle. Et, plutôt que de se remettre en question, le public attaque hypocritement l’ancien support de ses fantasmes, accusé d’être finalement… trop réel. N’est-ce pas exactement ce qui arrive à Judy Barton, lorsqu’elle est comme sacrifiée par Elster puis Scottie ? Et à des millions de femmes prises au pièges de l’image qu’elles renvoient ?
Savez-vous ce qui est magnifiquement beau, chez vous, ce qui l’a toujours été et qui le restera ? J’ai déjà évoqué votre voix. Nous pourrions évoquer votre profil. Mais parlons de vos yeux. Ces yeux qui, alors que Scottie croit étreindre Madeleine, regardent ailleurs, se perdent. Ce sont les yeux de Judy Barton, emprisonnée entre les bras de cet obsédé de John Ferguson, cette pauvre Judy qui cherche à vivre, qui cherche à manquer, à respirer, à être elle-même, à échapper aux machinations masculines et surtout à sa propre vanité qui l’a contrainte à une existence régie par le mensonge (elle est la maîtresse de Gavin Elster). Au moment où le mâle est convaincu de la maîtriser, de la détenir, Judy cherche à s’échapper, par ses yeux, qui sont aussi vos yeux, madame Novak. Ne passons-nous pas, finalement, notre vie à vouloir nous échapper par nos yeux ?…
Or, une vieille dame comme vous a toujours ses propres yeux, non ? Et ils ont toujours cette même profondeur, cet éclat qui, à plus forte raison pour une actrice ayant interprété un rôle immortel, a vrillé le cœur de millions d’individus et continuera de le faire, cet éclat dans sa pureté qui vaut infiniment plus qu’un coup de bistouri ou qu’une injection de graisse (je vous prie de bien tenir compte du mot infiniment).
Une injection de graisse… Pincez-moi, madame Novak, je rêve. Vous auriez donc laissé quelque sinistre individu injecter, avec une seringue, de la graisse dans votre joue ? Vous avez donc laissé Judy, une nouvelle fois, tomber sous le coup des fantasmes sexuels de tel ou tel ? Vous avez laissé Judy se faire dominer par ses bas instincts narcissiques ? Vous avez laissé Judy se faire à nouveau nier, humilier, transformer en Madeleine, en gâteau, en bonbon, en poupée gonflable et pseudo sexy ? Madame Novak, n’étiez-vous pourtant pas, en quelque sorte, responsable du personnage que vous aviez si magnifiquement interprété ?
Je sais qu’en disant cela, je m’expose à m’entendre dire que je vous confonds, madame Novak, à votre personnage, Madeleine Elster/Judy Barton. Je ne le crois pas. Lorsqu’on interprète un rôle corps et âme, comme vous l’avez fait dans Vertigo, on est plus vrai dans ce rôle qu’on ne l’est dans sa vie. Que vous le vouliez ou non, Judy est, d’une certaine manière, plus vraie que Kim, tout comme Scottie est plus vrai que James, ou une symphonie de Mozart plus vraie que Wolfgang Amadeus.
En défendant Judy/Madeleine, c’est votre cœur que je défends, madame Novak, non pas votre image. Vous, excusez-moi, mais vous avez fait l’inverse, au mépris de la leçon de Vertigo. Quand Judy accepte de se maquiller pour correspondre au désir de Scottie, elle signe son arrêt de mort. Elle se laisse suicider par le désir de l’autre. D’où, peut-être, l’expression « succomber au désir ». Le secret c’est qu’il ne faut jamais prendre ses désirs pour des réalités.
Madame Novak, montrez-nous vos yeux. Montrez-nous votre bouche. Montrez-nous vos rides. Je n’ai pas dit « Soyez fière de vos rides », ce qui serait aussi ridicule que de se vanter de n’en avoir pas. Non, laissez tout simplement Judy avoir des rides, laissez-la vivre, laissez-vous vivre. Montrez-nous que Judy respire encore. Montrez-nous qu’elle a pris ses distances avec toutes ces histoires de fantômes. Montrez-nous qu’elle rit au nez de Carlotta. Montrez-nous que Judy est enfin heureuse, si ce n’est sereine. Montrez-nous qu’au milieu de l’horreur publicitaire, parmi toutes ces top-modèles, ces top-Madeleine pétrifiées et putifiées, une femme peut tranquillement exister en envoyant le monde entier se faire foutre.
Vous essayez bien de vous rattraper, d’ailleurs, en disant rejeter Hollywood plus que jamais. Mais peu importent vos propos : par le coup de bistouri, vous avez démontré que le cauchemar Hollywood avait gagné la partie, une fois de plus. Vertigo a montré les coulisses immondes de cette usine à rêves, qui est en réalité une école des cadavres. Je te choisis dans la rue, je te prends, je te bistourise, je te baise, puis je t’abandonne. Quant à la femme : je ne m’aime pas, je me bistourise de manière à exciter le désir, je me vends, puis je me laisse pendre (ou, plus prosaïquement, je m’offre à un lynchage médiatique, comme celui que vous avez subi, madame Novak, aux Oscars 2014).
Madame Novak, résistez ! Pourquoi avez-vous gardé, pour citer Scottie, sur votre visage, le souvenir d’un meurtre ?! Le meurtre qui est fait à toute femme succombant, par le bistouri ou par autre chose, aux sirènes du succès médiatique ou de la pseudo-photogénie ? En tuant son âme. Non pas une fois pour toutes, mais une fois par jour. C’est terrible de tuer son âme tous les jours de la semaine, toute sa vie.
Finissons par les dernières répliques de Vertigo :
Judy : Love me… keep me safe…
Scottie : Too late… too late… there’s no bringing her back.
Judy : No… no…
La bonne sœur : I heard voices…
(Judy hurle.)
La bonne sœur : God have mercy.