La création collective du Théâtre du soleil d’Ariane Mnouchkine, Les Naufragés du fol espoir, est un éblouissant chef-d’œuvre.
Les Naufragés du fol espoir (Aurores) raconte les souvenirs d’une jeune fille sur son grand-père. Celui-ci, cinéaste, travaille en 1914 à l’adaptation d’un roman peu connu de Jules Verne (Les Naufragés du Jonathan), souhaitant y faire passer ses idées socialistes et pacifistes, alors que le spectre de la guerre mondiale se profile. Durant la majeure partie du spectacle, nous assistons donc au tournage d’un film, à la vie d’une équipe de cinéma. Nous traversons ses joies, ses peines. Après coup, on repense à cette œuvre comme à un rêve.
Ariane Mnouchkine réussit à faire renaître en nous la saveur de l’enfance. C’est peut-être l’une des choses les plus dures et les plus pures à réaliser, tous arts confondus. Elle y excelle. On est ébahi comme un gosse devant l’inventivité constante qui déploie sous nos yeux les paysages les plus magnifiques, les détails les plus amusants, les teintes les plus touchantes. Pas très étonnant qu’Ariane Mnouchkine confesse que ce spectacle ait été techniquement un des plus difficiles à réaliser (onze mois de travail sur plateau).
La joie du rêve
Les Naufragés du fol espoir diffuse une sorte d’heureuse mélancolie (on rit beaucoup, dans cette pièce, parfois à en avoir mal au ventre, toujours avec un émerveillement enfantin). Assister aux débuts du cinéma, avec ses effets spéciaux de carton-pâte, nous attendrit. Reconnaître tous les tics des acteurs des films de Charlot nous ravit. On sourit à ces œuvres qui étaient faites de bric et de broc, et dont le scénario pouvait changer sur le simple caprice d’un acteur, mais où le ressenti du metteur en scène, la mobilisation de l’équipe autour d’un projet connoté politiquement, transcendaient la relative faiblesse technique de l’ensemble. Message d’Ariane Mnouchkine : à l’époque, peut-être les artistes étaient-ils moins rigoureux, mais beaucoup plus vivants que nous.
Mnouchkine nous replonge dans cette époque (1914), la Belle Époque, où l’on pensait encore que la guerre était évitable. Jaurès semblait alors jouer le rôle de gardien de la paix, et des mots comme « socialisme », « Marx » brillaient du ciel des idées jusque devant chaque demeure. On pouvait s’engager corps et âme en pratiquant son art. On pouvait exprimer son talent en sachant qu’un type comme Jaurès était en vie, en même temps que nous, et écrivait activement. On pouvait encore imaginer qu’un bout du monde était inconnu, et qu’on pourrait y créer une nouvelle société aux lois idéales, sans passer pour un utopiste.
Baudelaire disait du génie qu’il était l’enfance retrouvée à volonté. Les Naufrages du fol espoir, à ce titre, est génial.
« C’est seulement un film ! »
Et puis il y a la mélancolie propre au cinéma, à la distanciation qu’il implique entre la caméra et ce qu’elle filme. Cette longueur qui peut se mesurer, mais dont la signification est ineffable. Ainsi, assister à une pièce de théâtre mettant en scène un plateau de cinéma, où l’on voit l’œil de la caméra tourner, se déplacer, isoler telle ou telle partie de l’espace, est source d’une sorte de mélancolie de l’impuissance. On assiste à la réalisation des premiers rêves cinématographiques, tout en sachant à quel point ils ont été disloqués dans les tranchées de 14-18, sans parler de la suite.
A ce titre, considérons cette scène, vers la fin du spectacle, où quelques protagonistes rédigent les lois idéales de la patrie qu’ils souhaitent fonder dans les Îles Falkland. C’est le seul moment où l’on pourrait s’ennuyer, puisque la scène est assez verbeuse et longuette ; pourtant, un détail la sauve. C’est cette caméra qui passe et repasse devant les comédiens alors qu’ils exposent leurs idées libératrices (droit de vote des femmes, égalité entre les hommes…) : cette caméra qui fait son va-et-vient est d’une grande cruauté, et on entend cette voix, en nous , qu’on a déjà si souvent entendue au cours de notre existence : « C’est seulement un film ! »
Quand l’utopie n’a rien d’utopique
Autre signe nostalgique : le fait que, lors des scènes montrant le tournage d’une séquence du film, les acteurs jouent sans prononcer les mots qu’ils articulent. Cette distinction entre ce qui est articulé et ce qui n’est pas entendu, mais donné en sur-titrage, suggère encore cette impuissance de fond qu’ont les hommes face à la destinée commune ; en l’occurrence, la guerre, ou dans la fiction l’impossibilité de créer une société idyllique. Il faut se battre, même si tout est perdu. Hurler, même si aucun son ne sort de notre bouche.
On peut ne pas adhérer à cette idéologie de l’espoir comme seul objectif ; mais on ne peut pas rester insensible à la maestria de l’art de Mnouchkine.
Le dernier tableau, bouleversant de beauté et débordant d’émotion, ne conclue d’ailleurs pas ; les naufragés iront chercher ailleurs la terre promise, puisque leur première tentative a été tuée dans l’œuf par la vénalité humaine. Un peu comme dans le plan final des Temps modernes, ils partent tous ensemble, avec rien d’autre que de l’espérance.
Et puis il y a l’art du théâtre, où Mnouchkine évolue en cavalier seul. Certaines scènes de groupes sont stupéfiantes de beauté, d’équilibre. Il s’en dégage ce sentiment de solidarité, d’union forte, qu’on retrouve si souvent chez elle.
C’est la fin, le rideau est baissé. Est-ce bien du « théâtre » auquel nous venons d’assister ? Rien n’est moins sûr. On a rêvé ensemble, les comédiens avec les spectateurs.
En regardant l’équipe saluer, on remarque que trois ou quatre des actrices sont en larmes devant le triomphe qui leur est fait.
Oui, c’est certainement du grand théâtre, et bien plus encore.
Plus d’infos sur le site du Théâtre du Soleil
(Crédit photo : www.theatre-du-soleil.fr)
D’autre critiques sur la page principale de Retour d’actu.
Une bien belle pièce en effet, de surcroît jouée dans un environnement chaleureux et convivial. En en sortant, on se dit qu’on aimerait bien la revoir… Il est urgent d’y emmener tous les jeunes de son entourage pour leur faire aimer le théâtre !!
http://culturespub.wordpress.com/2010/06/28/les-naufrages-du-fol-espoir/