« Cette abominable habitude de citer Shakespeare sans l’avoir lu », par Gilbert Keith Chesterton

Pour Gilbert Keith Chesterton, l’habitude de citer Shakespeare sans l’avoir lu est très préjudiciable à la connaissance de son génie. Exemple avec Le Roi Lear.

[La version originale de cet article est disponible ici :http://www.cse.dmu.ac.uk/~mward/gkc/books/Spice_Of_Life.html. La traduction ci-dessous a été réalisée par mes soins.]

La tragédie du Roi Lear, par certains de ses aspects peut-être la plus grande des tragédies shakespeariennes, est assez rarement jouée. Il est même possible d’avoir un sombre soupçon du fait qu’elle n’est pas universellement lue ; avec le résultat déplorable habituel ; qu’elle est universellement citée. Peut-être que rien n’a davantage rabaissé les réussites anglaises, les rendant ainsi vulnérables aux révoltes faciles ou aux réactions blasées, que l’abominable habitude de citer Shakespeare sans lire Shakespeare. Elle a favorisé le développement de cet esprit de théâtralité pompeuse qui crée d’abord l’idolâtrie puis l’iconoclasme ; toute cette tradition surfaite où de vieux amateurs de théâtre et des commentateurs d’après-dîner évoquent la figure du « Barde » ou du « Cygne d’Avon », jusqu’au point où il est devenu relativement facile, à la fin de l’ère victorienne, pour un Bernard Shaw, de proposer un massacre édouardien de bardes et de quasiment insinuer que le cygne n’était qu’une oie.

Le gros du problème vint de ce que l’on appelle les « citations familières », qui ne sont pas des citations représentatives ou se suffisant à elles-mêmes. Dans presque tous les passages bien connus de Shakespeare, citer le passage, c’est perdre de vue l’essentiel. Il est presque inutile de prendre note ce que nous pouvons appeler les exemples vulgaires de cette manière de citer ; comme dans le cas de ceux qui disent que Shakespeare demande : « Qu’y a-t-il dans un nom ? » – ce qui reviendrait à estimer que Shakespeare dit aussi qu’un meurtre doit être fait, et que cela serait mieux s’il était fait rapidement. La conclusion populaire est que Shakespeare estimait que les noms n’avaient aucune importance, alors qu’il a probablement été, sur cette terre, celui qui fût le moins susceptible de penser cela, lui qui écrivit des morceaux de choix à propos de mandragores ou d’ouragans, des Hespérides ou d’Hercule. La remarque « Qu’y a-t-il dans un nom ? » n’a aucun sens, si ce n’est dans la circonstance purement personnelle dans laquelle elle devient poignante, dans la bouche d’une femme obligée de haïr un homme qu’elle aime, parce qu’un nom lui semble n’avoir rien à voir avec lui.

L’œuvre dont nous allons traiter ici, Le Roi Lear, n’échappe pas à cette désastreuse habitude de citer familièrement. La vieille femme qui se plaignait du fait que la tragédie de Hamlet était gorgée de citations en trouverait au moins autant dans celle du Roi Lear. Et elles auraient le même effet que celles de Hamlet et Roméo et Juliette : ceux qui abandonnent le contexte abandonnent vraiment l’œuvre. Ceux-là détiennent un mystérieux pouvoir pour lasser le monde entier de quelques mots sortis de leur contexte, tout en laissant le monde entier totalement ignorant du sens réel de ces mots.

Dans Le Roi Lear, il y a certaines répliques que tout le monde a entendues des centaines de fois, dans des contextes intentionnellement ou non-intentionnellement absurdes. Nous avons tous lu ou entendu quelqu’un dire : « Qu’il est plus aigu que la dent d’un serpent d’avoir un enfant ingrat. » Ces mots sonnent parfois comme s’ils avaient été prononcés par un acteur éméché, ou une personne sénile et loufoque dans un roman comique. Je ne sais pas pourquoi ces mots particuliers, pris en tant que mots, devraient être sélectionnés pour être cités. Shakespeare était un écrivain décontracté ; il était parfois particulièrement négligent sur les métaphores, négligent pour les faire et négligent pour les mélanger les unes avec les autres. Il n’y a rien de particulièrement notable sur cette métaphore de la dent du serpent ; cela aurait pu être la dent d’un loup ou celle d’un tigre. La réplique citée plus haut devient remarquable quand nous la lisons avec le reste de la scène, qui comprend  un passage beaucoup plus remarquable qui, lui, n’est jamais cité. Le sens profond de la remarque est que, au moment où il est ébranlé par la première insulte de sa fille Goneril, Lear explose en lançant une malédiction corporelle sur cette femme, priant tout d’abord pour qu’elle ne puisse jamais avoir d’enfant, puis pour qu’elle n’ait que d’horribles enfants anormaux, qu’elle donne naissance à un monstre, etc. Sans cette terrible implication, le serpent est entièrement inoffensif et ses dents n’ont aucun piquant. Je ne comprends pas pourquoi seules les plus faibles lignes du discours sont éternellement répétées, et pourquoi ses lignes les plus fortes ne sont jamais mentionnées.

Un homme pourrait se convaincre de la justesse de cette affreuse suspicion selon laquelle la plupart des gens n’ont pas lu Le Roi Lear, en réalisant combien de choses sont là qui ne sont pas citées, et dont pourtant on se souviendra certainement. Il y a là des lignes qu’aucun homme qui les a lues ne peut oublier. Au milieu de la foudre, de la tempête, cela vient comme un nouvel éclair, quand la pensée traverse pour la première fois l’esprit du roi qu’il ne doit pas se plaindre du vent, de la tempête et des éclairs, parce que ces choses ne sont pas ses filles. « Je ne vous ai jamais donné de royaumes, ni ne vous ai appelés mes enfants. » Et j’imagine que la grande invention imaginative des Anglais, ce que l’on appelle le non-sens, ne fût jamais portée à tant de hauteur et à tant de sublime dans la déraison et l’horreur, que quand le Fou jongle avec le temps et l’espace, le demain et le hier, affirmant sobrement à la fin de sa diatribe : « Voilà la prophétie que Merlin fera un jour ; car je vis avant son temps. » C’est là l’un des chocs, ou l’un des coups, shakespeariens, qui nous coupent le souffle. Mais dans la même scène de la tempête et de l’errance désolée, il y a un autre passage qui est mal cité. Cet exemple n’est pas si frappant que d’autres, car les mots sont si beaux par eux-mêmes ; et ont souvent été magnifiquement appliqués à des circonstances humaines pathétiques indignes d’eux.  Ils deviennent quelque chose de non seulement supérieur, mais d’extrêmement différent, une fois resitués dans la circonstance dans laquelle ils sont prononcés. Nous avons tous entendu une centaine de fois qu’un certain malfaiteur malchanceux, ou un libertin plus ou moins pardonnable, était « moins pécheur que victime du péché ». Mais les mots utilisés ainsi ne possèdent pas le centième du sens et de la puissance des mêmes mots utilisés par Lear. Le sens de ce passage, c’est qu’il défie lui-même les puissances cosmiques à réaliser un examen complet de la situation ; qu’il parvient, au fond de son désespoir, à une sorte de détachement vertigineux de son intellect, et solde les comptes de son propre cas avec une impartialité démente. Considérant la tempête qui fait rage autour de lui comme un déchirement, un déterrement de tout l’univers, quelque chose qui va arracher les racines de toutes choses, même les racines les plus sombres et fautives du cœur d’un homme fourbe au-delà de tout et désespérément mauvais, il affirme, tout en étant doté de la plus effroyable des connaissances de soi, de manière éclatante et explosive comme la foudre, que ses souffrances doivent être plus grandes que ses péchés. C’est peut-être la chose la plus phénoménale qu’un homme ait jamais dite ; au-delà du fait qu’un homme ait eu ou non le droit de le dire. Cela serait dur d’aller au-delà, même dans le Livre de Job. Et c’est affaiblir la force particulière de cette réplique que de l’utiliser, de manière tout à fait sympathique il est vrai, comme une supposition charitable et bienveillante à propos des faiblesses d’autres personnes.

Il y a certaines idées abstraites très puissantes dans l’esprit de Shakespeare, sans lesquelles ses pièces sont largement incomprises par les modernes, qui n’y cherchent rien d’autre que des détails réalistes sur les individus. Par exemple, l’une d’entre elles court à travers la pièce du Roi Lear, comme elle court le long de Richard II, une idée abstraite qui était une réalité éclatante pour l’homme vivant à l’époque de Shakespeare ; celle du Roi. Sous le nom de « Droit divin », un nom très regrettable, l’idée de royauté a été éclaboussée par des querelles parlementaires et sectaires qui, après coup, ont diminué, éclipsé sa dignité. Mais l’idée de droit divin était originellement bien plus humaine que cela. Elle se résumait, grossièrement, à cela ; il y a trois formes dans lesquelles les hommes peuvent accepter l’idée de justice ou d’autorité de la communauté ; sous la forme d’une assemblée, sous la forme d’un document ou sous la forme d’un homme. Le roi Lear est un homme ; mais il est, ou a été, un homme sanctifié ou sacré ; c’est pourquoi il peut devenir un homme désacralisé. Même ceux qui préfèrent être gouvernés par les lois, ou par l’assemblée de la tribu, doivent comprendre que les hommes ont souhaité, et pourraient à nouveau souhaiter, être gouvernés par un homme ; et que là où ce souhait a existé cet homme devient, pas exactement divin, mais certainement différent. Cela n’est pas un accident que Lear soit un roi autant qu’un père, et que Goneril et Regan ne soient pas seulement des filles, mais des traîtresses. La trahison, ou ce qui est ressenti comme une trahison, détruit le cœur du monde ; et il a rarement été si proche de la destruction que dans Le Roi Lear.

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