Tomates hors-sol et limbes humaines

Les tomates industrielles sont aujourd’hui cultivées hors-sol. De la même manière, les humains que nous sommes devenus évoluent  sans racines, sans plus cultiver aucun lien avec la terre, la culture,  le sacré. Des humains hors-sol.

« Moi ! moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre ! Paysan ! »

« Adieu », Une Saison en Enfer (1873),

Arthur Rimbaud

D’Anaxagore à John Woodward

« Dis moi ce que tu manges et je te dirai qui tu es. » Anaxagore au Vème siècle avant J-C, à trop regarder le clapier de son voisin, se demandait pourquoi les lapins qui ne mangeaient que des carottes ne devenaient pas à leur tour carotte(1). Celui qui fut le maître de Socrate et le premier philosophe grec opérait une métonymie(2) savoureuse et déconcertante de simplicité : l’agencement des parties forment le tout !

Cette réalité se pose sous une forme similaire encore aujourd’hui : ce que nous ingérons n’est pas sans effet sur notre constitution et sur notre santé. Jusqu’où, comme les lapins d’Anaxagore, sommes-nous identifiables à ce que nous ingérons ? De cette métonymie nous tenterons de définir le rapport d’identité entre la culture de tomates hors-sol (exit les carottes) et notre mode de vie et de pensée. La partie pour le tout, la tomate pour notre humanité, filons la métaphore et tentons la métonymie entre l’aliment et son consommateur. La vocation de la tomate comme celle de l’humanité est d’évoluer hors-sol.

La tomate hors-sol est le produit du rationalisme, comme l’est notre modernité. Elle est née dans l’antichambre des Lumières, dans ces sombres laboratoires personnels qui accouchèrent, à la lueur des bougies et à force de volonté, de nos valeurs occidentales, de nos systèmes de production, etc. Le Prométhée moderne ici c’est John Woodward, naturaliste anglais du début du XVIIIème siècle, qui a le premier lancé des recherches pour cultiver des plants de tomates à partir de leurs seules nécessités biologiques. Il a vu en effet que la terre n’était qu’accessoire à la croissance des tomates si on pouvait en extraire les éléments strictement nutritifs. J. Woodward pouvait-il s’imaginer que sa technique hors-sol expérimentale allait devenir la norme(3) ?

 

En hydroponie, on cultive les avantages

 

Pour produire des tomates hors-sol il s’agit de ne donner à la tomate que ce dont elle a besoin pour croître. La culture s’appelle hydroponie(4), mot qui provient étymologiquement de l’association de l’eau « hydro » et de la peine ou souffrance « ponos » ; ne sachant trop s’il faut y voir une manière d’accentuer ou de réduire les douleurs de la croissance du végétal. Il s’agit d’une sorte de gestation sans giron à travers la synthétisation des éléments nutritifs essentiels. L’espèce, arrachée à la terre, abandonne à l’eau et à l’air son rôle nourricier.

Pour se faire une idée, on se rappellera dans le film Matrix cette gigantesque pouponnière sombre et visqueuse dans laquelle les bébés sont produits par rayons entiers dans leur baignoire de placenta artificiel. Comme sous perfusion, leur cordon ombilical ne les relie à rien d’organique mais à des parois froides et métalliques. Inspirée, l’image délivre un parallèle criant d’une humanité cultivée à la chaîne et hors giron. Comme beaucoup d’œuvres futuristes, Matrix dépeint un genre humain aussi déshumanisée, stérile et inorganique que l’est l’hydroponie.

Apocalypse trop facile sans aucun doute car le procédé hydroponique a des avantages indiscutables. Premièrement il requiert moins d’insecticide. En arrachant la tomate à son sol, on la préserve en fait des contaminations liées à un milieu incertain et pathogène. La chaîne de production est aseptisée et propre comme un laboratoire. Dans certaines serres, le port de protèges-chaussures est obligatoire de peur qu’y pénètre un peu de cette terre honnie susceptible d’être porteuse de maladies. La culture de la tomate nous rappellera certaines des valeurs auxquelles nous adhérons de manière plus ou moins assumée : frilosité envers l’extérieur, propension quasi maladive à la propreté, révérence pour l’action sans tache (« guerre chirurgicale »), une tendance aussi peut-être à désincarner et aseptiser les relations et la vie sociale dont les aspérités rebutent. En hors-sol, tout est d’ailleurs sous contrôle, programmé à la virgule près. La chaleur, l’alimentation, les étapes de croissance, rien n’est laissé au hasard.

 

Autre avantage non négligeable en ces temps de réchauffement climatique : préserver l’eau. La tomate hors-sol en consomme deux fois moins que la tomate en terre. A titre de comparaison, il fallait en 1985 trente litres d’eau par an pour produire un kilo de tomates alors qu’aujourd’hui seuls quinze litres suffisent. Pas quel miracle ? Grâce à la minutie de l’ingénierie agricole soucieuse de réduire l’empreinte écologique et de récolter sous toutes les latitudes. En effet, l’eau est distribuée au goutte à goutte et circule en circuit fermé, comme on perfuserait un malade par intraveineuse. Il s’agit d’inoculer de l’énergie vitale pour permettre à la tomate de se nourrir à souhait. Régulièrement réalimentées en nutriments, les tomates sont gavées en permanence comme le sont les animaux d’élevage intensif pour avancer une comparaison. Quoique l’image la plus évidente serait celle de notre propre mode d’approvisionnement en circuit court dans la grande distribution qui propose à ses millions de consommateurs, en continu, une abondance de produits. La tendance à l’hypertrophie dans notre Occident économiste et capitaliste est la valorisation de notre potentiel intrinsèque pour une productivité optimisée. D’ailleurs, si vous tapez par curiosité sur internet les mots « tomates hors sol », la majorité des pages proposées vous vanteront en détail l’hydroponie comme une nouvelle panacée planétaire (5) dans un contexte de surpopulation et de libéralisme exacerbé.

 

 

Haro sur la diversité

Les grincheux avanceront que l’énergie pour chauffer les serres (20% des charges d’exploitation) annule l’économie faite en eau et que les engrais de synthèse souvent utilisés dans les solutions aqueuses contredisent la propreté du dispositif… Toujours est-il que cette industrie de la tomate hors-sol permet une production à l’année des tomates qu’on ne trouverait sur nos étalages normalement que de juin à septembre. En plus d’un rendement deux fois supérieur au rendement naturel !

D’autres esprits pointilleux souligneront avec regret une perte irrémédiable des variétés de tomates liée à l’uniformisation des moyens de production. Les tomates sont toutes de la même variété alors qu’il existe des dizaines d’espèces dans la nature et autant de nuances dans les teintes. Aujourd’hui, l’hydroponie allonge la durée de vie du produit et permet de produire des tomates rouge vif qui ne se différencient que par leur pays d’origine (6). Mais quoi, les plantes n’ont pas de privilège en la matière ! L’uniformisation est de rigueur à l’heure de la mondialisation (les sociétés, les industries culturelles, les artères des grandes-villes, les modes et les techniques). Et on le refuserait aux tomates ? 

On constate que les modes de production caractérisant la tomate supportent beaucoup de comparaisons avec nos modes de consommation humains, notre style de vie et même nos codes esthétiques. Leurs grilles de lecture sont superposables et les mots clés sont étrangement apparentés : performance, rentabilité, technicité, rationalisation, homogénéisation, contrôle, artificialité, optimisation, etc. La métonymie entre l’aliment et son consommateur aurait-elle une valeur autre que plaisante et récréative ?

Les limbes du XXIème siècle

A l’instar des tomates, nous pouvons de plus en plus qualifier notre rapport au monde de « hors-sol ». N’avons-nous pas communément cette impression lancinante et inexplicable que nous évoluons comme dans des limbes (7) malgré le matérialisme ambiant ? Nous voici dans cet espace de flottement entre terre et ciel, l’âme en errance, comme tiraillée entre notre ancrage terrestre et une aspiration à nous émanciper des contraintes et de notre condition.

L’omniprésence de la technologie numérique dans nos existences peut participer à cette impression de flottement, de perdre pied et racine. Comme les maillons d’une chaîne, la technologie fait sauter les intermédiaires et prend en charge ces petits désagréments qui encombraient notre quotidien et nous obligeaient bien souvent à entrer en contact avec l’autre. Comme ce terreau pathogène, la phrase « l’enfer c’est les autres » a été intériorisée. Le paradis, lui, a été identifié à une jouissance éthérée, sans contrainte et solitaire : en un mot hors-sol ! Moins de queue, moins de caisse ; moins de relation, moins de sexe ; moins de livres, moins d’écrit ; moins de déplacement, moins de bureau ; moins de cognitif, moins de transmission… mais plus de services par écrans interposés, dématérialisés. Le terreau social où s’enracinaient nos communautés ressemblent davantage aujourd’hui à de vulgaires substrats en plastique qui servent à hydrater les racines des tomates hors-sol. Dire que de l’absence de terreau naît un sentiment de dépossession, de perte de sens, de limbes, d’absence de repère, d’isolement, de stress de déracinement voire de colère, etc., c’est aux tomates qu’il faut le demander.

Adam hors-sol

L’évolution de l’homme à travers les âges, depuis sa période simiesque jusqu’à son mode de vie moderne, semble n’avoir eu qu’un leitmotiv : s’arracher au sol, s’envoler. Couper le lien pesant et organique à la terre et tendre vers le diaphane et l’aérien, telle est la ligne d’horizon de l’hominidé. La ruralité s’est éclipsée devant les villes, les techniques lourdes et mécaniques se sont affranchies du matériel pour se muer en nanotechnologie, les canons esthétiques ont banni le charnel pour des corps de mannequin incarnant les valeurs en vogue de fluidité et de transparence (8), le texte s’est réduit pour donner naissance au message instantané, l’allocution politique prend les contours du slogan, nos données s’évaporent dans le cloud, le design industriel cherche la forme fuyante et aérienne.

Si les artefacts qui nous entourent se conforment au hors-sol, que dire de notre intérieur ? Déraciné, nous le sommes plus que nos ancêtres. La religion, en cherchant la salvation par le haut, créait la certitude d’un sens et d’une mission sur terre. Paradoxalement la transcendance était un enracinement. Entre temps « Dieu est mort » et notre cordon ombilical qui nous reliait à une destinée, limitée peut-être mais rassurante, est coupé et rien ne vient le remplacer. Morts, nous ne sommes plus inhumés, notre dépouille s’envole en fumée : dust in the wind.

La fraternité enfin, cet autre lien sacré, a perdu elle-aussi de son aura. Le socle familial et communautaire est des plus ténus en Occident où l’on compte moins sur notre humanité qui nous unit que sur l’Etat providence qui nous protège. Nous perdons pied (les tomates ne le diraient pas autrement), la terre se dérobe sous nos semelles, aspirée par l’individualisme et la jouissance personnelle qu’il professe. En absence de terre nourricière, notre humanité n’est elle pas en train de devenir stérile comme ces tomates que l’on doit replanter indéfiniment avec de nouvelles graines car elles n’essaiment plus dans les substrats artificiels ? Au sens strict du mot, les tomates sont en voie de stérilisation par le hors-sol aussi sûrement que les hommes perdent leur virilité, soumis aux ondes, perturbateurs endocriniens, pesticides et autres réjouissances.

Cela ressemble à s’y méprendre aux punitions pour démesure (hybris) que les mythes grecs infligeaient à ceux qui avaient transgressé leur nature humaine et manqué d’humilité, comme Sisyphe par exemple chez qui Camus a puisé pour graver les traits de l’absurdité moderne. Heureusement pour nous, les loisirs, les séductions et divertissements omniprésents sont venus égayer nos limbes. Les tomates n’ont pas cette chance !

De ce déracinement ontologique et irréversible qui vaut pour la tomate comme pour notre espèce, on se souviendra de cette parabole au cœur de notre système de représentation : le premier homme avait pour nom Adam ce qui, comme pour nous rappeler notre identité première, en hébreu veut dire « terre » en même temps qu’ « humanité ». Question de tomate déracinée : un Adam hors-sol est-il encore un humain ?

 

(1) Anecdote citée par Jacques Lacarrière in Science et Croyances (1974, Ecritures) et Dictionnaire amoureux de la Grèce (2001, Plon)
(2) Figure de style qui remplace un concept par un autre avec lequel il est en rapport par un lien logique sous-entendu : la cause pour l’effet, le contenant pour le contenu, la localisation pour l’institution qui y est installée…synonyme : comparaison
(3) 75% des tomates made in France sont produites hors-sol.

(4) Le terme hydroponie vient du latin « hydro » (eau) et « ponos » (travail), autrement dit « le travail par l’eau ». C’est une technique horticole très ancienne qui permet de procéder à une culture hors-sol. La terre est alors remplacée par un substrat inerte et stérile. Afin de palier le manque de nutriments contenus habituellement dans une terre horticole, le cultivateur régule lui-même la composition des solutions nutritives.

(5) À commencer par l’INRA, l’Institut national de la recherche agronomique
(6) Les tomates espagnoles sont plus naturelles que les nôtres puisque l’ensoleillement est suffisant pour permettre de conserver un substrat avec un peu d’humus au contraire des tomates nordiques grandissant sans humus. www.notre-planete.info
(7) Les limbes sont cette invention médiévale chrétienne utile pour créer un espace géographique indéterminé mais nécessaire entre le ciel, les enfers et la terre pour les enfants non baptisés.
(8)L’anorexie n’est rien d’autre qu’une peur viscérale du solide, du charnel, du tissu. Elle tend vers la transparence.Image 1 : Anaxagore de Clazomènes (-500 ; -428)Image 2 : John Woodward (1665 – 1728)Image 3 : Matrix (1999), culture de bébés hors gironImage 4 : Eco-serre modèle de tomates hors-sol, Lapouyade (33)

Image 5 : Boîte de conserve de Monoprix

Image 6 : Culture « gouttière » de la tomate hors-sol

Image 7 : Détail des limbes, in Carte de l’Enfer (~1490), Botticelli

Image 8 : Chapelle Sixtine, La création d’Adam (~1510), Michel-Ange

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