Les journalistes doivent sans cesse s’adapter aux nouveaux lecteurs : ceux-ci lisent peu, zappent, et n’aiment guère être provoqués. Jusqu’où irons-nous dans la simplification et l’aplatissement ?
Les étudiants sortant d’écoles de journalisme – dont nous fumes, à Retour d’actu… – peuvent en témoigner : durant leur enseignement, on leur martèle qu’il doivent s’adapter à leur lecteur. C’est-à-dire aller droit à l’essentiel, travailler l’accroche, faire court, rappeler les faits, les dates… Bref, donner un maximum d’informations « digest » à des personnes qui lisent moins souvent qu’avant, et moins longtemps : 20 minutes par jour, en moyenne, selon Le Parisien… C’est tout dire ! Bien souvent dans le métro ou le RER, un lieu calme, silencieux, qui permet donc un niveau de concentration extrême.
Notons-le d’emblée : ces conseils sont justifiés, et l’image du journalisme se porterait mieux s’ils étaient mieux suivis. Mais d’un autre côté, on ne s’y prendrait pas autrement si l’on souhaitait que les journaux, ou ce qui les remplacera, ressemblent à terme à une juxtaposition mécanique de dépêches informatives. Et l’on se rapprochera ainsi de l’info à consommer, de l’info-apéro, décontextualisée, de la petite actu à grignoter en tout lieu et à toute heure.
La susceptibilité généralisée nuit au bon journalisme
Ces nouvelles injonctions de simplicité ne tiennent pas que sur la forme. Sur le fond, il faut aussi éviter toute bizarrerie, toute provocation, toute méchanceté, toute ambiguïté. Il faut également faire sentir que l’auteur de l’article est irréprochable sur plusieurs points de morale ; la moindre digression, bien entendu, est à bannir.
Le rédacteur ne devrait surtout pas faire croire qu’il en sait plus que les lecteurs sur tel ou tel sujet ou qu’il aurait droit de donner son avis. Non : l’auteur n’est pas tout à fait une personne, mais un agent distillant une info objective agrémentée d’avis d’experts du CNRS et autres, à des lecteurs pressés. Pressés et drôlement susceptibles. Il suffit pour s’en assurer de voir les associations anti-ceci ou pro-cela se précipiter au moindre début de dérapage pour s’en convaincre. Bien sûr, il est normal que certains propos soient sanctionnés ; mais méfions-nous d’une trop grande application à sanctionner tous azimuts. Les médias ressembleraient vite à un tribunal où l’on guetterait d’une part les dérapages, et d’autre part le fait que chacun s’exprime bien dans les clous, ce qui serait une étrange application de la liberté d’expression.
Si tout le monde a son mot à dire, plus personne ne dit rien
Les lecteurs pratiquent également, peut-être à leur insu, une forme de censure. Ils ont tous leur mot à dire, c’est-à-dire que plus rien, précisément, ne se dit, puisque ne dit pas qui veut (quoi qu’on en dise). C’est là aussi l’une des limites, justement, de la « liberté d’expression », lorsqu’elle mène, par agrégation à plus soif des discours, à la neutralisation de l’idée de discours en tant que tel.
Il n’y a qu’à voir, pour vérifier cela, la teneur des commentaires d’articles sur Internet. Un pas de côté de l’auteur, un mot de trop, et il frôle le dérapage impardonnable, l’autoritarisme, etc. Mais si, au moindre début de provocation, on n’est plus lu et stigmatisé car ce que l’on dit ne correspond pas au mot près à ce que l’on devrait penser, autant rendre son tablier. Une phrase qui va dans le sens général, l’encourage, ne dérange pas son cours, ne sert pas à grand chose, dans la mesure où elle respecte trop la surface des choses, où elle colle au « réel », c’est-à-dire actuellement à la susceptibilité générale, le « moi-jeisme » régnant.
Avoir un point de vue, c’est accepter que notre « dit » ne couvre pas l’ensemble des points de vue, géométriquement. Cela devrait aller de soi, surtout pour le lecteur : ce n’est plus le cas. Nous sommes tous citoyens, donc à la fois tous journalistes et tous lecteurs de journalistes. Au final, de plus en plus, un point de vue dérange en tant que tel le concert des susceptibilités indignées.
La pub gagne du terrain sur le journalisme
Il y a pourtant une chose qui est beaucoup plus rarement critiquée que le journalisme : la publicité, qui a permis la création de journaux gratuits, dans lesquels une double-page vantant les bienfaits d’une crème quelconque a autant d’importance et d’intérêt que les articles de 1 500 signes traitant de problèmes sur lesquels on pourrait écrire dix bouquins. La publicité possède une force de frappe, en termes de non-pensée, assez incroyable, mais elle a bien meilleure réputation que le journalisme, dérange beaucoup moins, puisqu’elle draine de l’argent et intéresse sensiblement plus la plupart des gens que les actualités générales. D’où la demande de ces « gens » : faites de l’actu comme on fait de la pub !
C’est un phénomène auquel on devait s’attendre : à mesure que l’on donnera de l’importance au lecteur lambda, c’est lui qui fera la police, lui qui dictera ses conditions, et lui qui empêchera précisément un texte de devenir autre chose qu’un texte lambda, et à terme une info-pub, puisque dans une pub, tout est fait pour ne donner aucun effort à faire au lecteur, spectateur ou auditeur.
Bien sûr, tout en se cantonnant aux faits bruts, on pourrait émettre des ondes dérangeantes ; mais l’agencement de ces faits, leurs mises en parallèle, l’ironie discrète qui devra transparaître du papier, sont le résultat non pas d’un esprit faible, malléable, mais au contraire, très discipliné, aiguisé, et habitué à saisir dans chaque fait là où le bat blesse ; et il aura besoin de lecteurs aussi initiés et subtils. Il est bien beau ce journalisme, c’est le plus abouti ; qui le comprendra encore ?
Voici le temps des simplistes
Le problème de la simplification est bien entendu généralisable à l’ensemble de la société, où les politiciens doivent « parler vrai », les artistes « défendre les nobles causes » (voir à quel point on emmerde le groupe « Sexion d’assaut » pour avoir dit une connerie), les professeurs « adopter des techniques innovantes pour intéresser les élèves » (parce que Molière ou Voltaire ne seraient pas suffisamment intéressants en soi ? On rêve). On cherche donc à être de mieux en mieux compris à mesure que les communications sont précisément de moins en moins difficiles à comprendre. A mesure que le monde se vulgarise, on pousse les « communicants » de tous bords à davantage d’efforts en termes de simplification.
Et le plus drôle, c’est que si tout le monde s’en plaint, tout le monde s’en moque. Qui se soucie sincèrement, par exemple, de la disparition progressive de la langue française ?
Crédit photo : mafate69 / Flickr.com
D’autres points de vue sur Retour d’actu, un papier sur les commentaires d’articles sur Internet.