Message vocal reçu à 14h52 de l’Opéra de Paris : « Mouvement de grève national : la représentation du ballet Roméo et Juliette de ce soir, 31 mars, est annulée. Mais soyez rassurés, vous serez remboursés. »
Le souci, c’est que j’avais de longue date prévu une sortie d’élèves pour voir le ballet Roméo et Juliette, justement à cette date. Pour sûr, l’Opéra de Paris ne viendra pas expliquer cette décision à ces 30 élèves de seconde qui devaient assister au spectacle ce soir. Ni rien proposer d’autre qu’un remboursement. Il me semble pourtant qu’au vu de l’importance de cette institution, le minimum serait de prévoir une nouvelle représentation, à une date ultérieure ; ou une représentation filmée, diffusée au cinéma. On me dira peut-être que cela est impossible pour telle ou telle raison. Mais, tout de même, c’est l’opéra de Paris !
Sans doute que la représentation aurait été maintenue si les syndicats s’étaient rendus compte de l’impact de cette annulation sur les lycéens : élèves en pleurs dans les couloirs, dans mon cours, à la récréation, jeunes gens dépités de ne pouvoir assister à cette représentation qui faisait l’objet d’un travail en classe, prêts à venir à l’opéra manifester leur mécontentement. Ils seront remboursés ? « On s’en fout d’être remboursés ! Nous on veut y aller ! » Ces réactions de mes élèves ne sont pas liées à leur âge ; elles sont ce que chaque spectateur ressent.
Grévistes de l’opéra de Paris, vous vous opposez à la loi El-Khomri et à la libéralisation excessive de notre société ? Mes lycéens aussi ! Moi également. Et votre métier, celui d’artisan de la culture, est comme le mien, celui de professeur : nos activités sont, en tant que telles, un moyen de lutter contre cette libéralisation à outrance. Pourquoi faire grève, alors ? N’auriez-vous pas pu faire grève tout en assurant la tenue des représentations, lire un texte au micro avant le spectacle, distribuer un tract, que sais-je ?
En ce qui concerne mes trente élèves, cette annulation revient à limiter la liberté de s’instruire. Ce qui va dans le sens de notre société. Car ce soir, 30 élèves ne découvriront pas ce que signifie aller assister à un ballet. Ils ne sortiront pas leurs jolies tenues, n’entendront pas la magnifique musique de Prokofiev, n’éclateront pas de rire devant les pitreries de Mercutio, ne pleureront pas lors de la mort des deux amants, ne déambuleront pas à l’entracte dans l’Opéra pour découvrir les photographies des étoiles par James Bort, n’entendront pas un orchestre et ne sortiront pas ce soir en se disant que l’art peut apporter cet éventail d’émotions. Pour certains, c’était peut-être la seule fois de leur vie qu’ils auraient pu assister à un ballet classique.
Maigre consolation : nous serons remboursés, donc… 30 élèves sacrifiés ce soir sur l’autel de la sainte grève. Combien de générations allons-nous sacrifier en leur donnant cette image d’une société qui ne fait que survivre entre des grèves, des attentats, du chômage ?
Ce métier de prof, je ne le fais pas pour la fiche de paie à la fin du mois : je l’exerce pour ouvrir mes élèves à la beauté de la littérature, de l’art, de la danse, les ouvrir à d’autres choses que ce que la société propose ; je garde l’espoir que par l’art ils se construisent pour penser par eux-mêmes parce que je crois que l’art peut changer les choses. Alors je lance un appel aux grévistes de l’Opéra de Paris : et vous, pour quoi faites-vous ce métier ? Pour qui ?
Bravo pour cet article : c’est vrai qu’il est bon de se rappeler les raisons premières du choix de son travail.