« Fenêtre sur cour », la victoire du corps de Grace Kelly

Fenêtre sur cour (Rear Window, 1955), d’Alfred Hitchcock, est un film tout à la gloire de son héroïne, interprétée par Grace Kelly.

 

N’importe quel cinéphile connaît l’intrigue de Rear Window (titre français : Fenêtre sur cour), film réalisé en 1955 par Alfred Hitchcock. Elle pourrait être résumée ainsi : un célibataire, immobilisé chez lui par une jambe dans le plâtre, espionne l’un de ses voisins qu’il soupçonne d’avoir commis un crime.

Pourtant, il semble que le vrai sujet du film soit plutôt celui-ci : comment une femme réussit subtilement à s’attirer les faveurs d’un homme qui la repousse. Comme beaucoup de films d’Hitchcock, Rear Window fait semblant d’être un film centré sur la stratégie d’un homme, pour au final s’avérer être, au moins autant, un film sur la stratégie d’une femme pour capter cet homme. Hitchcock ne cachait d’ailleurs pas qu’il cherchait avant tout à ce que ses films plaisent aux femmes, puisque selon lui « ce sont elles qui décident quel film l’on regarde, et qui décident ensuite si ce film était bon ou pas ».

Quand une femme bat un homme sur son propre terrain

Durant le premier tiers du film, avant que l’intrigue « policière » ne prenne de l’ampleur, Stewart est tout à fait insupportable avec sa maîtresse, salariée de la mode. Lui, grand reporter, habitué aux conditions de vie extrêmes, reproche à sa délicieuse compagne (Grace Kelly) d’être trop coquette, incapable de vivre ailleurs qu’au sein de la bourgeoisie new-yorkaise, et refuse pour cette raison de la demander en mariage. Voyant qu’elle n’arrive pas à conquérir Stewart en se limitant à être une bonne maîtresse de maison (se faire belle et s’occuper du dîner), elle va simplement, au gré de leur aventure d’apprentis détectives, lui montrer qu’elle a du cran, plus qu’il ne le pense. Et va ainsi déborder l’homme sur son propre terrain, celui de l’investigation policière, en confondant le coupable.

Cette offensive amoureuse, et finalement cette victoire du personnage de Grace Kelly sont facilement illustrables en comparant les premier et dernier plans du film.

Premier plan : James Stewart, face à sa fenêtre ouverte, est assoupi, seul, une jambe dans le plâtre.

Dernier plan : James Stewart est toujours assoupi, deux jambes dans le plâtre (une de plus !), dos à la fenêtre. A ses côtés, Grace Kelly veille sur lui avec une bienveillance toute maternelle. Ce dernier plan du film nous montre tout ce que notre « héros masculin » a perdu en autonomie : on l’oblige à dormir autrement, dos à la fenêtre, il est castré plutôt deux fois qu’une (les jambes). Par ailleurs, lui à peine endormi, Grace Kelly, au lieu de lire des récits d’aventures pour plaire à son homme, ressort un magazine de mode, avec un sourire ironique qui semble dire : « L’affaire est dans le sac. » On peut supposer que la demande en mariage a été faite, ou est en passe de l’être. L’enfant à venir est programmé. Et la femme n’a même pas eu besoin d’abandonner ses premières amours, la mode, pour accéder à son but. La victoire de Grace Kelly est totale. Le pauvre Stewart, si imbu de sa personne, est lui ravalé au rang d’assisté (de bébé ?).

Le personnage de Stewart, un pauvre type

La scène la plus émouvante, montrant jusqu’où elle est capable d’aller pour plaire à son amant, est lorsqu’elle s’introduit illégalement dans le domicile du présumé-assassin en grimpant sur la façade, pour essayer d’y trouver des preuves. Elle trouve là-haut l’alliance de la femme du suspect, ce qui prouve quasiment qu’il l’a tuée. Le personnage de Stewart, affolé de peur pour elle, tombe définitivement amoureux à ce moment-là, sans le savoir. Il voit dans son téléobjectif sa propre maîtresse lui désignant la bague de mariée de la victime qu’elle s’est elle-même enfilée au doigt, lui disant ainsi : j’ai pris des risques, j’ai trouvé la preuve ultime de la culpabilité du suspect, et pour cela j’ai obtenu le droit d’être ton épouse. L’intrigue policière et l’intrigue amoureuse sont résolues en un seul plan. Quel cinéma !…

Stewart, qui se targue d’avoir une vie si excitante et courageuse, aurait-il osé aller creuser lui-même dans le jardin du suspect ? Aurait-il osé grimper chez lui ? Est-il ironique ? Aurait-il été assez amoureux d’une femme pour risquer sa peau et sa réputation ? Bien sûr que non. Dans tous ces domaines, Stewart est inférieur.

Rear window, une ode à Grace Kelly

Il y a la conviction chez Hitchcock qu’une femme est presque systématiquement plus intéressante qu’un homme. Par extension, pour Hitchcock, une femme réussie, courageuse, amoureuse, rend tous les hommes orgueilleux lamentables, en comparaison. Personne n’irait trouver le personnage de Stewart admirable. C’est celui de Grace Kelly qui rayonne à tous points de vue sur ce film. Le corps de Grace Kelly. Quelle admirable machine de la guerre des sexes, de la guerre amoureuse ! « Machine aimée des qualités fatales », disait Rimbaud. L’intelligence animale en action, la magnifique bête blonde qui triomphe par sa finesse intellectuelle, psychologique, par son ironie discrète et planante. Magnifiquement belle (voir le gros plan où elle apparaît, qui donnera l’impression à chaque homme qui se respecte d’avoir raté sa vie), élégante, drôle, courageuse, intelligente, sauvage s’il le faut.

Tout comme Les Enchaînés (Notorious, 1946) est une déclaration d’amour à Ingrid Bergman, Rear Window est une ode à Grace Kelly. Il est grotesque d’entendre certains qualifier l’œuvre hitchcockienne de machiste. C’est l’inverse, bien sûr.

Rear Window, si l’on traduit mot-à-mot, signifie « fenêtre arrière ». Cela pourrait signifier que derrière les histoires dont les hommes sont les « héros » (meurtres, vengeance, jalousie, bref 99 % des scénarios), se cachent très certainement et avant tout des histoires de femmes. Comme si les hommes et leurs aventures se définissaient avant tout par leur manière d’appréhender le phénomène féminin (Vertigo, en 1958, mènera ce sujet à bout). Les films, et la vie, en façade, ce sont des histoires d’hommes. Mais allez faire un tour dans les arrière-cours, les « rear windows » ; les femmes y règnent en sous-main, pour le meilleur et pour le pire. Là, elles déploient des trésors d’inventivité, d’abnégation, de courage. C’est l’un des puissants messages de l’œuvre de Hitchcock, grand psychologue, donc expert en psychologie féminine.

Crédit photo : Bryan Castillo / Picasa

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