Pourquoi le dernier James Bond, Skyfall, réalisé par Sam Mendes, est le meilleur épisode de la série des 007.
Pourquoi Skyfall a tout pour être le meilleur James Bond ? Tout d’abord, parce que Daniel Craig dégage un mélange de brutalité animale et de vulnérabilité assez fantastique. Le corps robuste et la tête sur les épaules, mais le tout teinté de désespoir fataliste. A côté de lui, les autres Bond font un peu figure de fils de familles bourgeoises. Le James Bond de Craig est, lui, un agent secret à qui il arrive d’adopter une dégaine de looser, parce que soudainement il se sent paumé. C’est l’inverse d’un snob. Il est juste habitué au rythme heurté de son existence et n’a jamais eu le temps de se faire d’illusions sur grand-chose. Pour une fois, on réalise, grâce à cette interprétation sobre et concentrée, que James Bond est avant tout une sorte de sauvage sous contrôle. Le personnage de Craig pourrait presque être remplacé, dans Skyfall, par celui de Russel Crowe dans Gladiator.
Ainsi, Craig parvient à donner à son personnage, réputé propre sur lui, une dimension chaotique à la Marlon Brando. Mais chez Brando, le conflit émotionnel est à fleur de peau. Nous sommes davantage dans l’adolescence. Chez Craig, le conflit est plus profond, plus radical, mais mieux assumé ou refoulé. Le James Bond de Craig est assurément adulte, même s’il traverse une petite crise d’identité dans Skyfall. Craig nous fait vivre la tragédie du personnage James Bond. Avec lui, l’agent « mythique » est volatilisé. Reste celui de chair et d’os, le seul capable de nous intéresser et de nous émouvoir. Reste cet animal d’élevage appelé 007.
Comme James Bond est légèrement « démythifié » dans ce film, on peut beaucoup plus facilement, en tant que spectateur, s’identifier à lui. Bond n’est plus ce lointain gentleman que l’on va admirer, alors qu’il emballe un paquet de top-modèles et mitraille des soldats qui valdinguent comme des marionnettes. C’est une boule de nerfs qui se jette dans la mêlée sans avoir nécessairement la maîtrise de la situation, et qui dévore une fille au premier degré quand il a faim de corps.
Clins d’œils à Hitchcock
On profite de plusieurs niveaux de lecture dans ce film, tous assez léchés. Par exemple, le triangle Hitchcockien avec les deux fils (Bond et Silva) et la mère (M) – mère dont le personnage me fait penser à la mère de Notorious (1946) interprétée par Leopoldine Konstantin. Skyfall regorge d’ailleurs de clins d’œils à Hitchcock, à commencer par son générique qui cite à deux reprises Vertigo (1958).
A la fin du film, Bond, en tuant Silva, rompt le lien Silva – M, ce qui lui permet de prendre le rôle du père et redevenir le James Bond triomphant. Il utilise d’ailleurs, dans la scène d’action finale, le fusil de chasse de son père. La symbolique est assez claire ! Comment redevient-on adulte, après une crise d’adolescence (Bond en veut à M d’avoir autorisé qu’on prenne le risque de lui tirer dessus) ? En se confrontant une nouvelle fois à ses souvenirs les plus douloureux, puis en se sentant capable de dynamiter la baraque où résident les fantômes de nos pires cauchemars, en passant par la confiance léguée par l’orgueil du père. Il s’agit de reconquérir son nom.
« Bond admet qu’aux yeux de l’Etat il est un individu quelconque »
Ainsi, Bond, à travers ce qui arrive à M à la fin du film, revit sa tragédie d’enfance qui est la perte de ses parents, sans perdre sa dignité. C’est l’avance décisive de Bond sur Silva, la preuve de sa maturité supérieure, puisque Silva a besoin de tuer des gens pour avoir l’impression de tuer ses démons, alors que Bond n’élimine que par devoir, ne mélangeant pas son rôle social avec son drame intime.
Marcela Iacub, dans sa chronique sur Skyfall dans Libération, ne dit pas autre chose : « Le traître Silva est l’espion qui considère la chef des services secrets britanniques qui l’a sacrifié comme une mère qui ne l’a pas aimé. C’est pourquoi il cherche à l’assassiner. Alors que James Bond, sacrifié de la même manière par cette horrible mégère, ne lui en veut pas du tout. Il sait que cette femme n’a fait qu’exercer une fonction et que ses sentiments n’ont en aucune manière guidé sa décision. Bond admet qu’aux yeux de l’Etat, qui n’a pas d’yeux, il est un individu quelconque. »
Les londoniens entrent dans le bal
On pourrait également commenter ce film par rapport aux évènements récents qui se sont passés à Londres. A commencer par les attentats de juillet 2005. Voir James Bond poursuivre un ennemi dans le métro, en utilisant les caméras de surveillance, signe une sorte d’intégration du héros au niveau des londoniens et de leurs traumatismes. C’est une marque de respect envers ceux-ci, qui se voient dignes, par le sang-froid dont ils ont pu faire preuve durant les attentats et pendant la crise économique, de figurer dans un film de James Bond.
On pense également aux émeutes de 2011, qui ont vu la population devenir, elle-même, un personnage de premier plan (d’abord par les émeutes en elles-mêmes, puis par tous les mouvements de dénonciation et de solidarité qui se sont exprimés à leur suite). Ainsi, le peuple britannique ne peut plus être négligé, même par James Bond. Lui aussi doit prendre le tube aux heures d’encombrement. Lui aussi doit travailler avec une assistante « issue de la diversité » (c’est d’ailleurs elle, une Noire, qui lui tire dessus. Retour du refoulé ?). Fini le temps des superproductions et des héros inaccessibles ; en cela, Skyfall semble annoncer les bouleversements sociaux qui se produiront, peut-être, dans les pays européens un jour ou l’autre. Ce n’est plus vraiment l’heure de faire trop de show, et c’est ce que fait comprendre Q à 007 dans la scène à la National Gallery.
D’ailleurs, qui fait le show dans Skyfall ? Pour une fois, c’est plutôt le méchant. C’est lui, Silva, qui soigne ses effets, son entrée en hélicoptère, alors même que Bond se mue progressivement, tout au long du film, en propriétaire terrien pragmatique, fusil de chasse à l’épaule. Bond revient en arrière dans le temps, non par nostalgie ni mélancolie, mais par réalisme, par un sursaut d’intelligence animale. Face aux crimes-spectacles du terrorisme, à la rapidité d’opération qu’autorise le piratage informatique, il faut appliquer les bonnes vieilles recettes qui ont mille fois fait leurs preuves. Il faut mettre en jeu son intimité, autant celle de James Bond que celle du Royaume-Uni.
Silva, comme l’empire romain, ne dépasse pas l’Écosse
Ainsi, si Silva parvient à attaquer Londres, il ne dépasse pas l’Écosse, tout comme l’empire romain qui n’a pu s’imposer au même endroit. Ou comme les bombardiers allemands qui, en 1940, lors de la bataille d’Angleterre, n’avaient pas un assez grand rayon d’action pour détruire les usines de fabrication d’avions de chasse de la Royal Air Force, installées en Écosse. Le message ? En nous appuyant sur les recettes qui marchent depuis longtemps, nous Anglais sommes en mesure de réunir le peuple « autour de » James Bond, et ce malgré les émeutes, les attentats et la crise. Nous sommes en mesure de relever les défis posés par le monde moderne et le terrorisme, et cela sans renier nos origines, au contraire, en nous appuyant sur celles-ci, en les remettant à l’épreuve.
C’est pourquoi James Bond n’a jamais, je crois, été aussi british que dans Skyfall. Quand un Anglais est en mauvaise posture, il reconnaît en partie sa défaite, mais il se fait alors Écossais. Et là, les chances de victoire pour l’ennemi sont quasi-nulles. Ce sera la guerre des tranchées, le combat au corps à corps. Silva, le traître, a poussé Bond et le Royaume-Uni dans leurs derniers retranchements, mais la réponse est à la mesure de l’offense : Bond est prêt à faire sauter sa propre maison pour l’éliminer (politique de la terre brûlée), et s’appuie sur le socle judéo-chrétien du pays pour être psychologiquement mature (la scène finale se situe dans une chapelle).
Bond aime M, M aime Bond
Mais il y a un autre ressort de la puissance anglaise, peut-être plus profond, révélé dans Skyfall : le véritable ciment du royaume, c’est la relation, en quelque sorte amoureuse, qui unit James Bond et M, sous le signe du bibelot du bulldog anglais (qui n’est pas sans rappeler la « british fortitude » de Churchill). Si James Bond revient de son exil, c’est bien sûr parce que le MI6 est attaqué, mais surtout parce que la crédibilité de M est largement entamée par les derniers évènements (et qu’il est en partie responsable de cela en n’ayant pas récupéré la fameuse liste). Lorsqu’il revient à Londres, il ne se présente pas au bureau du MI6, mais directement chez M. Skyfall est une affaire privée. Elle est bien consciente de la dimension intime de la situation, et pour électriser James Bond, dont elle a plus que jamais besoin pour battre Silva et s’autoriser une retraite honorable, elle demande au psychologue qui lui fait passer le test d’évoquer « Skyfall ». Ainsi, M cherche à remuer chez James ses ressorts les plus profonds. Lui rappeler qu’il a perdu ses parents, et que sa mère adoptive, c’est elle, qu’elle a tout fait pour lui, et qu’il doit tout faire pour elle. Sous peine d’être lui-même noyé dans ses angoisses… Et elle sent peut-être, dès le départ, que tout finira nécessairement à Skyfall. Et elle aura raison, puisque James Bond lui offrira une mort héroïque là-bas, à elle qui était promise à une mise à la retraite d’office sous la poussée des jeunes loups type Mallory.
Quand James Bond fait l’amour à l’une de ces « James Bond girl », c’est toujours pour titiller M. On le voit dans Skyfall, où il fait l’amour au moment même où le QG du MI6 est attaqué. Il a besoin de piqures d’adolescence, James, avec des poupées gonflables. Mais à partir du moment où M admet que l’on prenne le risque de lui tirer dessus, les voilà tous deux plongés dans ce que l’on doit appeler une crise de couple. James décide de faire un break. Ce qui est assez savoureux, c’est que pas une seule fois cette relation n’apparaît en tant que telle dans les dialogues entre M et Bond ; les sous-entendus et certains choix de mise en scène seuls suggèrent ce lien volcanique qui les unit. Ces deux-là se comprennent à fond sans avoir besoin d’expliciter quoi que ce soit. Tous les deux, ils sont des battants qui vont droit à l’essentiel. Ils ne détestent rien tant que les réunions, les compromis, les tests d’entrée ou la parlotte inutile. Même les derniers mots de la dame, qui se félicite d’avoir eu raison en lui faisant totalement confiance, restent sur un mode sibyllin. Voilà donc deux personnes qui ne se sont jamais dit qu’ils s’aimaient mais qui se sont aimés à l’extrême, avec silence et discrétion. Le sort de l’Angleterre a plusieurs fois dépendu d’eux.
L’Odyssée de James
Autre angle par lequel on pourrait attaquer Skyfall : la renaissance de James Bond, qui meurt, en fait, au début du film. Descend aux enfers (le générique le montre sombrer en-dessous du niveau de la mer), y croise des femmes et des monstres comme le varan du tripot de Shanghai, d’anciens héros comme Silva, se retrouve dans une ville abandonnée par les vivants, et enfin se confronte aux démons de son enfance. Skyfall est une réécriture de l’Odyssée (rien d’extraordinaire, c’est le cas de 99 % des récits d’aventures depuis deux mille cinq-cents ans).
Bond est laissé pour mort, il en profite pour passer du bon temps au bord de la mer avec une ondine, mais la crise menace tout autour de lui, il se retrouve face à un ennemi particulièrement pervers, et il devra faire mille efforts pour reconquérir sa situation normale d’agent secret au service de sa majesté, tout comme Ulysse devra suer sang et eau pour retrouver sa femme et son lit. Redevenir lui-même. Bond est vieux au début du film, rate les tests de réintégration au MI6, mais rajeunit tout au long de l’action, un peu comme le héros d’Homère, alors même qu’il revient aux « bonnes vieilles méthodes ». Quelle est donc sa recette pour garder la ligne et rester jeune ? Capitalisez sur ce qui a fonctionné par le passé, et ne vous faites pas avoir par la nouveauté tapageuse et adolescente qui souffre au fond d’un problème d’identité. Apprenez à revenir régulièrement aux bases.
Bond, le « héros d’endurance »
Ulysse, dans L’Odyssée, est qualifié de « héros d’endurance ». Quel qualificatif siérait mieux au Bond de Skyfall ? On ne compte plus ses courses dans ce film : course après un métro, dans les rues et le métro de Londres, sur un étang gelé, dans la lande écossaise… Que fait James en trottant ainsi ? Il fuit sa propre pulsion de mort et cherchant à éviter la mort de M. Il échappe à l’emprise du doute, il remonte le temps. Il retrouve goût à l’amour. C’est pourquoi ces courses me paraissent émouvantes. Ce sont les courses d’un amant en reste. Qui ne se sent pas à la hauteur de l’amour.
Un paradoxe me semble très bien montré dans Skyfall : le courage et la confiance ne sont envisageables que sur la base d’un doute radical sur sa propre puissance. C’est de l’insécurité totale que naît le plus beau des engagements. Si Bond reste immobile, il risque de douter, il le sait. Donc, en homme libre, il court, il monte, il s’arrache, il teste sans cesse ses limites. Et là nous pouvons réévoquer la scène finale du film où Bond est seul, armé d’un vieux fusil de chasse, contre une horde de terroristes armés jusqu’aux dents, bientôt soutenue par un hélicoptère. Malheur à eux, car James Bond ne s’est jamais senti aussi invincible qu’avec le fusil d’Andrew Bond dans la pogne. Voyez le héros renaître de ses cendres. C’est beau.
Sur le plan technique, la mise en scène discrète, classique, et la photographie, sont extrêmement soignées. L’ambiance de la scène impliquant un tueur à gage en haut d’un building de Shanghai est comme suspendue dans les cieux. Skyfall est d’ailleurs un film que l’on pourrait qualifier d’onirique, comme le suggère son premier plan (une vision floue de James Bond s’avançant vers nous). Il est solidement ancré dans son époque, et les codes de la série 007, mais la plupart des scènes voguent dans une sorte de demi-monde fou, avec un héros mort-né durant les trois quarts du film : d’avoir atteint ce subtil équilibre entre rêve et réalité, en toute décontraction, est une prouesse. Les deux précédents films de Bond, Casino Royale et Quantum of solace, font figure d’esquisses sommaires à côté de Skyfall. Ils disparaissent tout bonnement.
Au fait, que signifie Skyfall ? Quelque chose comme « chute du ciel ». Ou « tombé du ciel » ? Comme James Bond qui chute littéralement du ciel au début du film, mais qui est aussi un orphelin, à ce titre un enfant « tombé du ciel ». 007 est l’homme dont le destin est de sans cesse avoir à reboucler cette boucle et à éviter que le ciel ne lui tombe sur la tête. Lui, à l’identité toujours sauvegardée par le geste même qui le condamne, celui de tuer.
C’est pourquoi, comme le dit « M », les orphelins font souvent les meilleurs agents. Ils sont assez libres pour ça.
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