CitiZen, enseignant au Nigeria depuis deux ans, s’est rendu à Lagos, plus grande ville du pays. Impressions de voyage.
« Obalende, [O]balende » : une des premières voix que l’on entend à Lagos est celle des chauffeurs de bus qui rameutent des passagers pour les amener aux quatre coins de ce qu’un ami, après 13 ans de Nigeria, appelle « la Babylone de l’enfer ». Une voix cassée, rauque, brutale qui porte la physionomie d’un vieux boxeur sur le déclin. Les gars déguenillés vocifèrent comme dans une gigantesque criée les destinations de leur bus dans un océan humain, dense et mouvant.
Oshodi-Obalende, c’est le trajet qui mène des environs de l’aéroport international jusque dans un des centres-villes de Lagos (dans cette mégapole chaque quartier est un centre-ville). Un trajet d’une quinzaine de kilomètres à travers qui traversent les artères, la lagune et enfin les petites rues de Victoria Island où se trouve le nœud routier d’Obalende. Quinze kilomètres fascinants où l’on ne cesse d’être surpris par la vie, l’agitation et le fourmillement de Lagos ; un trajet qui nous conduit lentement des quartiers populeux aux lotissements les plus riches de l’ancienne capitale du Nigeria colonial puis indépendant (de 1914 à 1991).
Après avoir saisi la destination criée d’une voix de stentor par les conductors – « Obalende, [O]balende », on monte dans un gros car que l’on devine avoir appartenu à l’armée tant il est spartiate (Photo 2). Une fois assis sur les banquettes, on comprend bien vite le principe de la course qui doit permettre aux chauffeurs de gagner un maximum d’argent tout en garantissant un transport à faible coût à la population. Il faut féliciter les ferronniers qui ont maximisé l’espace de la cabine ne laissant qu’un caisson sur quatre roues. À l’intérieur, il fait sombre et moite et l’on est si serré au moment du départ que le filet d’air capté à travers la fenêtre est un avantage considérable. À raison de cinq personnes par rangée et en occupant l’allée centrale et l’avant du bus de manière optimale, on atteint une capacité de 70 personnes. Chacun payant 100 Nairas (0,50 €), un tel trajet rapporte au chauffeur (le driver) et à son assistant (le conductor) une somme honorable de 35 euros.
Mais le car ne s’est pas encore mis en branle que voici la première animation. Tout se passe vite ici. À quelques mètres, un costaud a déjà empoigné le conductor plutôt rondelet d’un mini van jaune. Le premier exerce métier bizarre mais très répandu qui consiste à percevoir les taxes de transports urbains. Parfois ces « agents »sont mandatés par la ville, mais parfois ce n’est ni plus ni moins que du racket organisé et auto-légalisé des boys des quartiers. Le conductor s’égosille à essayer de remplir son mini-van afin de commencer la course. Le percepteur, déjà bien éméché, essaie de faire sortir le conductor de l’entrebâillement de son mini bus. Mais notre gros bonhomme s’accroche. L’autre costaud à la carrure imposante fait alors un geste surprenant : il s’empare du pied de son adversaire, en subtilise la sandale en plastique qu’il jette vigoureusement. Elle atterrit en plein milieu de l’autre trois voies, en sens inverse, où les voitures font un concert de klaxons et de fumée. C’en est trop sans doute, l’homme à la sandale empoigne par le T-shirt celui qui est venu l’attaquer. Ils sont comme dans un combat de lutte ou de judo, s’agrippant au niveau des épaules mais aucun coup dans cette position ne peut porter. On vient les séparer. Chacun retourne à ses occupations sans que rien ne semble s’être passé : le percepteur repart chercher des noises au conductor voisin ; il se fait d’ailleurs éconduire sèchement. Le rondelet continue de remplir son van jaune, prêt à parcourir la ville pied-nu mais on le convainc d’aller chercher sa sandale. Au moment de mettre les gaz, l’infatigable collecteur de taxes vient une dernière fois s’empoigner rapidement avec notre gros bonhomme. Finalement le minibus part et chacun des belligérants regagne avec le sourire son gagne-pain quotidien.
Notre car, lui aussi, est bientôt prêt à partir ; plein de sa cargaison de citadins anémiques. Il faut d’abord que notre conductor collecte les hundred-hundred Naira des passagers. Pendant ce temps le driver essaie de faire asseoir les derniers venus là où il reste de la place. La pression monte entre un passager déjà serré et le chauffeur :
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Driver, abeg leave me alone, I no fit adjust. Space no dey ! (Chauffeur, pardon, fous-moi en paix. Il n’y a pas de place !)
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Oya, *sheat here now » (Allez, chie [*assieds-toi] ici !)
Les rires montent des rangs passagers à cause du cheveu sur la langue du chauffeur qui transforme l’injonction « assieds-toi ici » en « chie ici ». Le passager concerné lui répond sans égard :
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Na u go shit here, u never go school?! (C’est toi qui va chier ici ! T’es jamais allé à l’école ?)
À quoi le driver malavisé et malencontreux répond une nouvelle fois avec son cheveu sur la langue provoquant la risée générale :
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Na so I been say : ‘*Sheat here’ (C’est ce que je viens de te dire : Chie ici.)
Après que le conductor ait collecté l’argent des passagers, le driver met le moteur en marche et les plaques d’acier rivetées qui constituent l’habitacle du bus se mettent à trembler. C’est parti ! Le bus se mêle au flot presque ininterrompu des voitures de Lagos, la ville la plus peuplée d’Afrique, sans doute la plus congestionnée aussi. Les go-slow (embouteillage) désormais mythiques font partie du quotidien lagosien. Voici un pick-up rempli à ras-bord et, au sommet, bien installés, deux hommes allongés regardent nonchalamment les voitures qui suivent leur caravane surchargée.
Toujours bien assis, coincés entre une fenêtre avec barreaux et deux voisins de banquette, dans le mince espace vital qu’on protège par une position crispée, on voit défiler le paysage urbain qui ne change pas vraiment : l’artère saturée de véhicules fonce vers les îles de Lagos. De part et d’autre, on distingue des toits d’immeubles ou encore cette grande décharge montée de silhouettes qui s’affairent. Parfois les coupoles d’églises évangéliques multimillionnaires font saillie et cachent quelques secondes les eaux de la lagune qui se font de plus en plus visibles à l’horizon.
Les gens animent le paysage. Tantôt des vendeurs ambulants valsent entre les bus qui arrivent et partent comme dans un ballet, fumeux et habiles. Tantôt deux jeunes filles, le port haut, traversent comme des princesses ce dense univers urbain. En étendant un peu le regard, on surprend un fight-club. Deux jeunes hommes s’assènent d’imposants coups de poing dans une carrière de sable. Pas de ring, c’est improvisé. Une petite cohue qui les encercle les suit et délimite l’espace du combat selon que tel attaque ou que tel recule. Quelqu’un essaie de les séparer, mais il semble que ce ne soit que par politesse. C’est vrai qu’ils se déplacent avec grâce ; un quart droit, un quart gauche comme dans une danse traditionnelle sauf que c’est à coups de poing et d’esquives qu’ils développent leur chorégraphie. Autour du petit attroupement d’amateurs, les pelleteurs de sable continuent de remplir leur camion aux couleurs vives où sont peintes des scènes bibliques. Ils ne prêtent pas attention au spectacle jusqu’à ce que l’un d’eux intervienne violemment en menaçant les combattants, la pelle levée au ciel en signe de sommation.
Lagos est baignée d’eau entre son imposante lagune et sa façade ouvrant sur l’océan farouche. La lagune s’étend sur une large partie de la ville, enserre les deux îles de Victoria et Ikoyi et finalement mélange ses eaux à celles de la mer. Bientôt, notre bus s’engage sur le 3rd Mainland Bridge, le plus long pont d’Afrique construit sous le régime militaire et ouvert en 1990. C’est le signe qu’on vient de quitter le continent (mainland) pour rejoindre les îles. Du côté gauche du bus, la lagune s’étend avec à sa surface quelques barques de pêcheurs qui jettent leurs filets. Du côté droit, les passagers font face au quartier populeux et miséreux de Makoko construit sur pilotis. Dans cette ville surpeuplée, même l’eau est habitée. Makoko a fait parler de lui il y a peu lorsque du jour au lendemain, les forces de l’ordre sont venues disloquer le quartier et détruire les habitations sur injonction du gouverneur. Dans le but proclamé démagogiquement de mettre fin à ce ghetto-cloaque, la presse s’est plutôt inquiétée du sort des populations sans ressource et sans aide désormais privées de toit. Aujourd’hui, il ne reste de Makoko que quelques maisons épargnées, des pilotis tronçonnés et des commerces qui ressemblent de loin à des scieries.
En approchant des îles, on remarque que le parc automobile a quelque peu changé. Les carlingues rafistolées de toutes parts font place à une armada de jeeps et de berlines rutilantes si caractéristiques des trois grandes villes du Nigeria (Lagos, Abuja et Port-Harcourt). Dans certains endroits de Lagos, une voiture sur trois est une belle et grosse voiture que les classes moyennes françaises ne pourraient ni se payer ni entretenir. En effet, en entrant sur Victoria Island et Ikoyi Island, on touche du doigt la formidable richesse pétrolière du Nigeria – pays de l’or noir, de l’argent-roi 1 … et d’une corruption endémique. À l’intérieur de ces voitures, on trouve tantôt un Européen ennuyé conduit par son chauffeur, tantôt une famille nigériane avec des petits gigotant dans tous les sens, tantôt un riche nigérian fatigué, en costume serré, qui a hâte de regagner son foyer, tantôt un jeune homme arrogant doublé, à ses côtés, de son pareil féminin. Tous profitent (et contribuent sans doute) de la manne pétrolière, de première ou de seconde main.
C’est sur les rives sablonneuses de la même Victoria Island, à la base d’un échangeur, derrière un paravent en plastique vert servant à la circulation, qu’on entraperçoit, dans la course du bus, deux jeunes hommes nus prenant leur douche autour d’un bac d’eau. Le trafic étant relativement fluide, ils ne craignent pas les regards indiscrets. De toute façon, vu la liberté que l’on a d’uriner n’importe où et quelle que soit l’affluence du lieu, la nudité triviale ne choque personne. Plus loin, sur une longue plage bordant la lagune, des équipes de foot s’affrontent sur des terrains de sable. Ils côtoient à quelques centaines de mètres une communauté vivant en bidonville sous les piliers immenses qui portent les échangeurs routiers, lesquels soutiennent eux-mêmes un lourd trafic automobile.
Le voyage se termine. On a atteint Obalende après trois-quarts d’heure de circulation dans la New-York africaine, pleine d’anonymat qui, paradoxalement, à cause de la proximité de chaque moment, vire à l’intimité. New-York pleine d’espoirs, de laissés pour compte, de réussites et de bruit. New-York littorale, moins la verticalité, l’organisation, la lumière et la salubrité. Avec le manque de déférence caractéristique au Nigeria (mais on s’y fait très bien et on finit par l’apprécier), la soixantaine de passagers est sommée de quitter le bus qui continue à rouler. On saute au dehors comme des moutons que l’on presse à la sortie de l’enclos. Les passagers tentent d’enjamber au mieux l’espace entre le marchepied et le trottoir et s’éparpillent chacun dans sa direction. Pas le temps ! On est expulsé du bus comme on y est entré : par cette voix reconnaissable entre toutes, celle de Lagos, celle de ses chauffeurs de bus, brutes, industrieux… attachants.
Deux clips musicaux tournés à Lagos, deux visions bien différentes de la mégapole :
- Ayo, Life is real (ballad-pop) : http://www.youtube.com/watch?v=OF37qHLH76s
- Rick Ross, Hold me back (gangsta-rap): http://www.youtube.com/watch?v=zgDJOd7fE2s
1 Elle génère près de 95 % des exportations, 80 % des revenus fiscaux et un tiers du PIB.
Hé hé comme si on y était… Merci Julien.
Alors pour avoir récemment fait la connaissance d’un artiste Nigérian qui vit et travaille à Lagos, j’en suis pas à ma première expérience en bus à Lagos mais je pense que ça te plaira. http://www.14thmay.com/video4.html
Si t’as l’occasion de le contacter, c’est un mec top, il pourra eut-être te faire découvrir son Lagos.
Bises
Marylou