[La version originale de cet article peut être consultée sur : http://www.cse.dmu.ac.uk/~mward/gkc/books/The_Uses_of_Diversity.html#divorce. La traduction ci-dessous a été réalisée par mes soins.]
Je viens de trouver un petit livre qui n’est pas seulement brillamment et subtilement écrit, mais qui est unique dans le sens où il énonce la vision moderne et avancée de la Femme dans un langage qu’une personne raisonnable peut supporter. Il a été écrit par madame Florence Farr, s’intitule La Femme Moderne : ses Intentions et est publié par monsieur Frank Palmer. Je confesse trouver habituellement ce genre de livres stupides et vains. Le monologue de la femme moderne est lassant, non pas parce qu’il est non-féminin mais parce qu’il est inhumain. Il fait montre de la plus fatigante des combinaisons : la frénésie à discourir unie à la frigidité de l’âme – choses qui ont fait ressembler Robespierre à un monstre. Le pire exemple dont je me souvienne à ce propos avait été présenté dans une revue avec tambours et trompettes : il s’agissait des propos d’une spécialiste, qui m’a ensuite hanté comme une sorte de cauchemar d’imbécilité spirituelle. J’ai oublié ses mots exacts, mais ils disaient en substance que le sexe et la maternité ne devaient être traités ni avec grivoiserie ni avec révérence : « C’est un sujet trop sérieux pour la grivoiserie, et je ne peux pas comprendre une attitude de révérence envers quoi que ce soit de physique. » Là, en quelques mots, réside toute la suffisance tordue et torturée qui empoisonne les temps présents. La personne qui ne peut pas rire du sexe devrait prendre un coup de pied ; et celle qui ne peut pas révérer la douleur devrait être tuée. Tant que cette spécialiste n’a pas un peu de grivoiserie et un peu de révérence dans son âme, elle n’a pas le droit d’avoir d’opinion sur les affaires humaines. Je me souviens qu’il y avait une autre dame, présentée avec tambours et trompettes dans la même revue, une Française qui avait brisé les fiançailles qui l’unissaient à un excellent monsieur, pour le motif que l’affection avait interrompu le flot de ses pensées. Ce flot était plutôt fin, dans tous les cas, à en juger par les échantillons ; et il n’y a aucun doute qu’il fût facilement interrompu.
L’auteur de La Femme Moderne est un peu mordue par le chien fou de la modernité, cette habitude de s’appesantir de manière disproportionnée sur l’anormal et le maladif ; mais elle écrit rationnellement et avec humour, comme le ferait un être humain ; elle voit qu’il y a deux parties dans l’affaire ; et elle fait même une proposition fructueuse, celle de dire qu’avec son inconscience [Chesterton fait probablement référence, ici, à la « découverte » de l’inconscient par Freud] et son attrait pour les vertus des plantes vertes, la nouvelle psychologie pourrait se retrouver du côté de la vieille vision de la féminité. Nous pourrions dire que dans un tel livre, l’amateur philosophant actuel est vu de la manière la plus juste ; et même à son plus juste il fait montre d’un sens de la confusion et de la disproportion qu’il est assez curieux de remarquer.
Je crois que la chose la plus étrange à propos des gens évolués c’est que, bien qu’ils parlent toujours des choses comme de problèmes, ils n’ont aucune notion de ce qu’est un vrai problème. Un vrai problème apparaît quand il y a des désavantages évidents quelle que soit la direction que nous empruntons. S’il est découvert juste avant un mariage mondain que l’évêque est enfermé dans la cave à charbon, cela n’est pas un problème. Il est évident à n’importe qui, excepté à un extrémiste anticlérical ou à un farceur, que l’évêque doit être libéré de la cave à charbon. Mais supposons que l’évêque ait été enfermé dans la cave à vins, et qu’à partir de bruits obscurs, d’airs de chansons et de pas de danse, etc., nous devinions qu’il a indiscrètement goûté les millésimes qui l’entourent ; là, effectivement, nous pouvons correctement dire qu’un problème a émergé ; car, d’un côté, il est embarrassant de décaler le mariage, alors que, d’un autre côté, toute ouverture hâtive de la porte pourrait signifier l’occurrence d’une bousculade épiscopale et de scènes des plus imprévues.
Un incident tel que celui-ci (qui doit constamment arriver dans nos vies sociales gaies et variées) est un vrai problème puisqu’y réside des avantages incompatibles. Donc, si la femme est simplement l’esclave domestique que beaucoup de ces écrivains représentent, si l’homme l’a emprisonnée par la force brute, s’il l’a simplement assommée et s’est assis sur elle – alors il n’y a aucun problème à ce sujet. Elle a été enfermée dans la cuisine, comme l’évêque dans la cave à charbon ; et les deux doivent être sortis de là. S’il y a un problème dans le rapport entre les sexes, cela doit être parce que la chose ne doit pas être si simple ; parce qu’il y a quelque chose qui doit être dit pour l’homme autant que pour la femme ; et parce qu’ouvrir la porte de la cuisine peut entraîner des maux, en addition du bien évident qui en découlerait. A présent, je prendrai dans le livre de madame Farr deux problèmes qui en sont vraiment, et qu’elle loupe totalement parce qu’elle n’admettra pas qu’ils sont problématiques.
L’écrivain pose la question substantielle assez clairement : « Le mariage indissoluble est-il bon pour l’humanité ? », et elle y répond assez clairement : « Pour la plupart des gens, oui. » Aux personnes comme moi, qui évoluent dans le rêve ancien de la Démocratie, cet aveu règle la question. Il peut y avoir des personnes exceptionnelles qui seraient plus heureuses sans le gouvernement civil ; des âmes sensibles qui se sentent vraiment mal lorsqu’elles voient un policier. Mais nous avons sûrement le droit d’imposer l’État à tout le monde si cela va à presque tout le monde ; et si c’est le cas, nous avons le droit d’imposer à tout le monde la Famille si cela correspond aux attentes de presque tout le monde. Mais le point bizarre et pertinent est le suivant : madame Farr ne voit pas la réelle difficulté du principe de permettre les exceptions – la vraie difficulté qui a rendu les législateurs si réticents à en accorder. Je ne dis pas qu’il ne devrait pas y avoir d’exceptions, mais je dis que l’auteur n’a pas vu le douloureux problème qu’il y a à en permettre.
La difficulté est simplement la suivante : s’il devient possible de réclamer un traitement exceptionnel, les personnes précises qui le réclameront seront celles qui le méritent le moins. Les personnes qui sont convaincues d’être supérieures sont précisément les personnes inférieures ; les hommes qui se pensent vraiment extraordinaires sont les plus ordinaires crapules du monde. Si vous dites, « Personne ne doit voler la couronne d’Angleterre », alors elle ne sera probablement pas volée. Après cela, la meilleure chose à dire serait probablement : « N’importe qui peut voler la couronne d’Angleterre », et la couronne pourrait alors se retrouver entre les mains d’un homme modeste et honnête. Mais si vous dites : « Ceux qui se sentent comme ayant une âme sauvage et merveilleuse, et seulement eux, pourraient réussir à voler la couronne d’Angleterre », alors vous pouvez être sûrs que se formera une ruée constituée des loques, des loups, des ânes de tous l’univers, de tous les charlatans, tous les artistes imposteurs, les traînées et les égoïstes ivrognes, tous les aventuriers sans patrie et les criminels monomaniaques du monde.
Donc, si vous dites que le mariage est pour l’homme du commun, mais que le divorce est pour les esprits libres et nobles, toutes les personnes faibles et égoïstes se précipiteront sur le divorce ; alors que les quelques rares et libres esprits que vous souhaitez aider vont très probablement (parce qu’ils sont libres et nobles) continuer de lutter dans le cadre du mariage. Car l’une des marques d’un caractère vraiment digne, c’est le souhait de ne pas se séparer de l’honneur et de la tragédie de la tribu tout entière. Tous les hommes sont des hommes ordinaires ; les hommes extraordinaires sont ceux qui le savent.
La faiblesse de la proposition selon laquelle le mariage serait bon pour le troupeau, mais pourrait être avantageusement enfreint par des « expérimentateurs » spéciaux et des pionniers, c’est qu’elle ne tient pas compte du problème de la maladie de la fierté. Il nous suffit de dire que les âmes les plus faibles étaient mieux lorsqu’elles étaient protégées du divorce, mais que nous devons donner plus de liberté à Georges Sand ou faire une exception pour George Eliot. Le problème pratique est le suivant : c’est précisément le type le plus médiocre de femme romancière qui pense qu’elle est Georges Sand ; c’est précisément la plus idiote des femmes qui est certaine d’être George Eliot. C’est la petite âme qui est convaincue d’être une exception ; la grande âme est seulement honorée de compter parmi la règle. Faire la promotion des gens exceptionnels revient à collectionner toutes les boudeuses et maladives fantaisies et toutes les ambitions futiles de la terre. Le bon artiste est celui qui peut être compris ; c’est le mauvais artiste qui est toujours « incompris ». En résumé, le grand homme est un homme ; c’est toujours le dixième d’un homme qui est le Surhomme.
Madame Farr traite le difficile problème des vœux et des liens d’amour en laissant tomber complètement l’unique fait connu d’expérience autour de quoi toute l’affaire tourne. Elle résout encore une fois le problème en supposant que cela n’est pas un problème. A propos des serments de fidélité, etc., elle écrit : « Nous ne pouvons pas avoir confiance en nous-mêmes pour établir un vrai nœud amoureux, à moins que l’argent ou les conventions sociales nous forcent à supporter et attendre. Il y a toujours la vague peur de n’être pas capable de continuer à garder confiance à moins que nous ne jurions sur le Livre. Cela, bien sûr, n’est pas vrai des jeunes amoureux. Tout premier amour naît libéré des traditions ; en conséquence, le premier amour n’est pas seulement innocent et courageux, mais il balaie d’un revers de main toutes les sages lois qu’on lui a apprises, et brûle les acquis de l’expérience avec son propre feu. La révélation est si extraordinaire, si différente de tout ce qu’ont dit les poètes, si absorbante, qu’il est impossible de croire que le sentiment peut mourir. »
Cela est exactement comme si un vieux naturaliste donnait à la chauve-souris sa place dans la nature en disant courageusement : « Les chauve-souris ne volent pas. » C’est comme s’il avait résolu le problème des baleines en déclarant que les baleines vivent sur la terre. Il y a un problème des vœux, comme il y en a à propos des chauve-souris et des baleines. Ce que madame Farr dit à ce propos est plutôt lucide et explicatif ; mais il se trouve simplement que c’est largement faux. Il est faux de dire que les jeunes amoureux ne veulent pas jurer sur le Livre. Ils en ont envie en permanence. Il est faux de dire que chaque jeune amour est né libéré des traditions à propos d’engagement et de promesses, de liens, de signatures et de sceaux. Au contraire, les amoureux se complaisent avec obsession et avec la plus violente pédanterie dans ces matières. Ils font les choses les plus folles afin de rendre leur amour légal et irrévocable. Ils se tatouent mutuellement leurs promesses ; ils gravent dans la pierre et le bois leur nom et leurs vœux ; ils enterrent des choses ridicules dans les endroits les plus ridicules afin d’être témoins contre eux-mêmes ; ils se lient l’un à l’autre avec des bagues et se dédicacent mutuellement des bibles ; si nous disons qu’ils sont fous furieux (hypothèse qui n’est pas intenable), ils sont uniquement fous à l’idée de s’engager et aucune autre. Il est très vrai que la tradition de leurs pères et mères est en faveur de la fidélité ; mais il est outrageusement faux de dire que les amoureux se contentent de la suivre ; ils l’inventent à nouveau. Il est vrai que les amoureux sentent leur amour éternel et indépendant des serments ; mais il est outrageusement faux de dire qu’ils ne désirent pas se faire des serments. Ils éprouvent une faim dévorante pour se faire le plus de serments possible. Eh bien, voilà le paradoxe ; voilà tout le problème. Il n’est pas vrai, comme madame Farr le dit, que les jeunes personnes se sentent libérées des vœux, sont confiantes dans leur capacité à rester constant ; alors que les vieilles personnes inventent des vœux, parce qu’ils ont perdu cette confiance. Cela serait beaucoup trop simple ; s’il en était ainsi, il n’y aurait aucun problème du tout. Le surprenant mais néanmoins très solide fait est que les jeunes gens sont spécialement acharnés à se créer des chaînes et des liens définitifs au moment même où ils ne les estiment pas nécessaires. Le moment où ils veulent le serment est exactement celui où ils n’en ont pas besoin. Voilà qui mérite d’être pensé.
Presque tous les faits fondamentaux de l’humanité sont à trouver dans ses fables. Et il y a une vérité saine particulière dans chacune des vieilles histoires de monstres – centaures, sirènes, sphinx, et autres. Nous noterons que dans chacun d’entre eux, l’humanité, quoi qu’imparfaite dans son étendue, est parfaite dans sa qualité. La sirène est moitié-dame et moitié-poisson ; mais il n’y a rien qui ressemble à un poisson dans ce qu’elle a d’une dame. Un centaure est moitié-monsieur et moitié-cheval. Mais il n’y a rien qui ressemble à un cheval dans ce qu’il a d’un monsieur. Le centaure est un humain de type mâle – jusqu’à un certain point. La sirène est un humain de type femelle – jusqu’à un certain point. Les parties humaines de ces monstres sont très belles, comme le sont les héros, ou adorables, comme le sont les nymphes ; leur appendice bestial n’affecte pas la pleine perfection de leur humanité – ce qu’ils ont d’humain. Il n’y a rien d’humainement mauvais avec le centaure, excepté qu’il monte un cheval sans tête. Il n’y a rien d’humainement mauvais avec la sirène ; Hood a écrit une bonne devise comique sous le dessin d’une sirène : « Tout est bien qui finit bien. » C’est, peut-être, très vrai ; cela dépend de quelle fin exactement il s’agit. Ces vieilles images sauvages contenaient une vérité cruciale. L’homme est un monstre. Et il est un monstre, en premier lieu, parce qu’une partie de lui est parfaite. Il n’est pas vrai, comme le disent les évolutionnistes, que l’homme progresse perpétuellement de l’imperfection vers la perfection, évoluant en permanence pour s’adapter. La part immortelle d’un homme et sa part mortelle sont distinctes de manière discordante et l’ont toujours été. Et la meilleure preuve de cela apparaît dans le genre de cas que nous avons considéré – le cas des serments d’amour.
L’âme d’un homme est remplie de voix différentes, comme une forêt ; il y a dix milliers de langages comme représentant les langages des différents arbres : fantaisies, sottises, souvenirs, folies, mystérieuses peurs et mystérieux espoirs. Tout le règlement et le sain gouvernement de la vie consiste à en venir à la conclusion que certaines de ces voix font autorité et les autres non. Vous pouvez avoir une envie de combattre votre ennemi ou une envie de fuir à sa vue ; une raison de servir votre pays ou une raison de le trahir ; une bonne idée pour fabriquer des sucreries ou une meilleure idée pour les empoisonner. Le seul test que je connaisse par lequel juger un argument par rapport à un autre ou une inspiration par rapport à une autre est finalement celui-ci : toutes les nobles nécessités de l’homme parlent le langage de l’éternité. Quand l’homme fait les trois ou quatre choses pour lesquelles il a été envoyé sur terre, alors il parle comme quelqu’un qui devrait vivre pour toujours. Un homme mourant pour son pays ne parle pas comme si les coutumes locales pourraient changer. Léonidas ne dit pas : « Dans mon humeur actuelle, je préfère Sparte à la Perse. » William Tell ne fait pas la remarque suivante : « La civilisation suisse, autant que j’en connaisse, est supérieure à celle des Autrichiens. » Quand les hommes créent des communautés d’états, ils parlent en termes d’absolu, et ils font de même lorsqu’ils créent (bien qu’inconsciemment) ces petites communautés d’états que l’on appelle des familles. Il y a, dans la vie, certains moments immortels, des moments qui font autorité. Les amoureux ont raison de se tatouer mutuellement la peau, et de graver leur nom à tout endroit du monde ; ils appartiennent l’un à l’autre, dans un sens plus terrible qu’ils ne le savent.
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