[La version originale de cet article est disponible ici : http://www.unz.org/Pub/BookmanUK-1902jun-00086?View=PDF. La traduction ci-dessous a été réalisée par mes soins.]
Il est naturellement impossible que la personnalité de Dumas soit considérée comme étant très raffinée, en particulier de nos jours. Quelle que soit l’époque, Dumas n’est jamais vu comme un homme ‘comme il faut’ ; et, plus particulièrement à notre époque de critique artistique, ceux qui pourraient avoir de la sympathie pour la légèreté avec laquelle il considérait la morale sont remplis d’horreur en considérant la légèreté avec laquelle il considérait la littérature. Alexandre Dumas, au moins, était un libertin cohérent. Il n’était pas, au sens strict du terme, un honnête homme, pas plus qu’il n’était ce qui de nos jours est encore plus admiré, à savoir un « artiste consciencieux ». Il s’est laissé aller, pour son pur plaisir, à faire des mauvaises actions, et il s’est laissé aller, pour son pur plaisir, à écrire de mauvais livres. Il n’avait pas, comme tant de nos récents esthètes, simplement troqué la vaste soumission à une éthique contre la petite soumission à l’esthétique.
Le caractère et l’œuvre de Dumas risquent de rester assez incompréhensibles, à moins que nous prenions conscience de son indifférence aux vertus littéraires. De fait, nous savons aujourd’hui que Dumas a employé une équipe entière d’élèves et de secrétaires pour rédiger des passages entiers de ses volumineux livres. Il y a plus à dire sur ce procédé de fabrication que nous pourrions le croire à première vue. Car il a été utilisé par les plus grands maîtres de la peinture, qui avaient l’habitude de faire travailler leurs élèves sur les arrières-plans de leurs toiles ; ce procédé est toujours utilisé par des sculpteurs qui emploient des ouvriers pour réaliser les détails d’un groupe de sculptures. Mais le point le plus pertinent et le plus essentiel, dans cette affaire, c’est que rien ne pourrait mieux illustrer la différence entre le professionnalisme assumé de Dumas et l’artisanat prudent et inquiet des artistes de notre époque. Il serait difficile d’imaginer M. Henry James laissant à un officier de bureau intelligent le soin d’achever la rédaction d’un dialogue pendant qu’il prend son déjeuner. De même, des preuves tangibles seraient indispensables pour nous persuader que M. W. B. Yeats laissait ses manuscrits à compléter à de jeunes hommes étudiant au British Museum. Si Alexandre Dumas a bien eu recours à des nègres, nous pouvons être parfaitement certain qu’il l’a fait avec une joie complète. Nous pourrions le qualifier de grand emprunteur, un emprunteur qui a fait de l’art d’emprunter l’un des beaux-arts. Il appartenait à ce genre d’homme qui emprunte de l’argent à son valet et des idées à son secrétaire. Mais il pouvait emprunter de n’importe qui s’il en avait envie, même de Shakespeare ou de l’Histoire. Cette indifférence à l’endettement, ce dédain de l’originalité, ne peut pas ne pas apparaître à l’esprit artistique de notre époque comme quelque chose de méprisable. Mais, aussi paradoxal que cela puisse paraître, beaucoup de choses à ce propos ne sont pas méprisables du tout, elles sont même d’une grandeur classique, s’inscrivent dans une tradition classique.
L’éthique de l’imitation en art nécessite davantage d’éclaircissements importants que l’on ne pourrait le supposer. Le plagiat est pour nous le plus abject de tous les qualificatifs littéraires, un acte qui allie la stupidité à l’immoralité. Mais placer le plagiat tout en haut de l’échelle de ce qui est méprisable, et taper dans le plagiaire comme on tape dans un ballon de football, ne remet pas en cause ce fait historique solide et très étrange – le fait que la grande majorité des plus grands artistes de l’histoire des arts ont été des plagiaires systématiques et effrontés. Pourquoi accuser un jeune et infortuné auteur, devant un tribunal horrifié, pour avoir, dans son roman, pris une idée chez Flaubert ou chez Pierre Loti, quand il peut prouver que Shakespeare était prêt à ramasser des anciennes intrigues comme un chiffonnier ramasse des vieux habits ? Pourquoi insulter publiquement un peintre en lui disant qu’il a copié un personnage de Poussin, quand les critiques d’art se demandent, au moment même, si Poussin l’a copié de Raphaël, et Raphaël du Pérugin ? Pourquoi les artistes modernes redoutent par dessus tout la tendance à voler des idées à des célébrités de l’art, alors qu’elles-mêmes aimaient par dessus tout trouver quelque chose de bon à voler ? Pourquoi les critiques modernes font-ils preuve de cette incroyable et stricte révérence pour des propriétés privées abandonnées par des voleurs de grands chemins ?
L’idée d’originalité, comme un bon nombre d’autres idées courageuses, sauvages, enjouées, dont M. Henley et son école sont si fous aujourd’hui, est presque entièrement une idée moderne ; une idée appartenant à l’âge des chapeaux hauts-de-forme et de la sur-éducation. Homère n’était pas original au sens de Audrey Beardsley ; Dante ne l’était pas non plus ; ni Raphaël ; ni Spenser ; aucun des grands hommes ne fut original. Ils vécurent environnés d’une grande tradition littéraire. Ils estimèrent avoir un droit sur toute la sagesse du monde, dans le cadre d’une sorte de communisme intellectuel. Un thème était pour eux ce qu’est une chanson pour un chanteur, un morceau pour un pianiste, c’est-à-dire une chose à laquelle n’importe qui peut s’essayer. Par conséquent, certains thèmes, comme celui de la dame sauvée par le chevalier (Andromède, par Persée ; Angelica, par Ruggiero ; Serena, par Calapen…), sont devenus vivants et traditionnels, il sont passés de génération en génération, continuellement retravaillés et développés. Il est très difficile pour un moderne de se représenter cet état de fait, d’envisager à quel point cette situation était différente de la nôtre. Imaginez que n’importe qui, n’importe où, réécrive l’histoire de Diana of the crossways, non pas en la parodiant, non pas pour s’exercer, non pas pour changer le style ou pour moderniser l’intrigue, mais simplement parce qu’il pense qu’il pourrait l’écrire aussi bien voire mieux que les autres. Imaginez que la première œuvre d’un jeune poète émergeant soit presque toujours une réécriture de The Ring and the book. L’état d’esprit, on le voit, a complètement changé, et il n’est pas certain, comme on le suppose habituellement, que cela ait été pour le mieux. Les gens se questionnent énormément sur les raisons de notre décadence littéraire. Peut-être, après tout, que la littérature meurt d’un trop-plein d’originalité et qu’elle a soif de plagiat. Peut-être que si nous voulons construire plus haut nous devons construire de concert. (…)
Alexandre Dumas a considéré le matériau de la romance comme appartenant à personne en particulier et à tout le monde en général ; or, ce même état d’esprit a débouché sur de nombreux triomphes artistiques. Boccaccio, pendant le splendide printemps de l’Europe, n’aurait pas plus qualifié Chaucer de plagiaire pour avoir raconté une nouvelle fois l’une de ses histoires qu’un évêque n’aurait traité un autre évêque de plagiaire pour porter une mitre. De même qu’il y avait un stock commun de religion, de blasons, de coutumes militaires, y avait-il un stock commun de littérature. A l’ère élisabéthaine, les dramaturges, les plus remarquables esprits de leur temps, vivaient franchement et presque grossièrement une vie de chiffonnier ; empruntant des pièces de théâtres, en louant, en abandonnant, en copiant, jusqu’à un tel point de confusion que quelqu’un a pu affirmer que toutes ces pièces avaient été rédigées par le président de la haute cour de justice. Ces ténèbres, cette confusion, cette dissolution du travail d’un homme, le vol du travail des autres, cette indifférence à l’honnêteté d’un tel ou à la gloire d’un autre, est une représentation très fidèle de l’atmosphère dans laquelle Dumas vivait. Cette atmosphère serait parfaitement invivable pour l’homme de lettres actuel, qui estime que la littérature est la chose la plus importante du monde. Les plus grandes œuvres littéraires de l’Angleterre ont été produites par des personnes pauvres, exubérantes, pleines de vitalité, des personnes dont nous pourrions dire qu’elles ont plutôt méprisé la littérature.
La renommée de Dumas est enveloppée des mêmes brumes dont sont enveloppées les renommées de la moitié des grands auteurs élisabéthains. Personne n’est tout à fait sûr qu’une idée présentée par Dumas était bien de lui. Personne n’est tout à fait sûr qu’une ligne que Dumas a publiée a bien été écrite par lui. Eh bien, pour tout cela, nous pouvons dire que Dumas était, et doit avoir été, un grand homme. Certains estiment que des doutes planant sur des points de détails d’une œuvre ruinent sa consistance intellectuelle. Ils pensent que quand nous sommes face à une masse de travail solide et inimitable, nous devons nous retenir d’admirer cette masse jusqu’à ce que nous ayons décidé lesquelles de ses parties étaient authentiques ; où commençait le faux et où finissait l’authentique. Ils estiment aussi que comme les livres du Nouveau testament ont pu être trafiqués, sans que nous ne sachions dans quelle mesure, nous devons abandonner en bloc une série de déclarations à propos desquelles toute personne rationnelle admet qu’elles touchent la note la plus profonde de l’esprit humain. Ils pourraient tout aussi bien soutenir que parce que le Vésuve est cerné de champs pentus, et parce que personne ne sait exactement à quel point la plaine s’interrompt et la montagne commence, il n’existe aucune montagne appelée « Vésuve », mais une magnifique plaine ininterrompue à l’endroit où le Vésuve est censé se trouver. Les personnes raisonnables sont d’accord pour dire que l’on peut reconnaître, à travers on ne sait quelles brumes et mauvaises représentations, qu’un miracle intellectuel a eu lieu. La plupart des gens sont d’accord pour dire, quelles que soient les questions que l’on peut se poser, qu’un miracle intellectuel a eu lieu pour produire les Évangiles. Pour descendre d’un cran, la plupart des gens sont d’accord pour dire que lors de la période élisabéthaine, malgré les nombreux plagiats, un miracle intellectuel eut lieu et donna naissance au drame élisabéthain. Et pour descendre encore d’un cran, la plupart des gens sont d’accord pour dire que malgré les péchés, les évasions, les vols, les plagiats, le travail en collaboration, la paresse éhontée de l’auteur, un miracle intellectuel a eu lieu et a produit les romans d’Alexandre Dumas.
Ses romans sont d’une longueur prodigieuse, et l’on sent tout du long qu’ils ont été rédigés dans la précipitation et que plane un doute sur leur paternité ; il est donc impossible que nous trouvions dans les romans de Dumas les caractéristiques de cet ordre de mérites littéraires si recherché par la critique moderne ; à savoir les mérites de la finition verbale parfaite et du choix du mot juste. Stevenson se réveillait la nuit pour savoir si, en évoquant la mort d’un marquis à l’issue d’un duel, il devait décrire l’épée comme « étincelante » ou « rutilante » ; ou s’il devait décrire l’homme touché comme « s’effondrant » ou « s’écroulant ». Dumas ne pouvait naturellement pas se troubler le cerveau sur de tels points, il lui suffisait que quelqu’un ait tout simplement tué le marquis. Il était couru que l’enthousiasme pour la technique littéraire, toute cette luxure abstraite pour les mots qui sépare l’homme littéraire du simple penseur, allait plus ou moins nous éloigner de l’œuvre de Dumas. Le suprême élément de grandeur en lui était ce que nous pourrions appeler la capacité à mettre sur pied un édifice. Dumas fût un grand architecte, et se tient parmi les scribouilleurs qu’il a embauchés comme Sir Christopher Wren se tient parmi les maçons qui ont bâti la cathédrale Saint-Paul de Londres. L’idée qu’il a effectivement publié des livres écrits en détails par des nègres va de paire avec le fait que son génie se caractérise par le récit du déroulement d’un incident ou d’une série d’incidents. Sans aller jusqu’à citer des exemples, nous pouvons nous rappeler de toutes les péripéties qui font la gloire des romans de Dumas ; et nous pouvons imaginer l’auteur les planifier comme un général planifie une campagne militaire. Nous pouvons l’imaginer dire à un secrétaire, comme il sort pour la journée, que deux cavaliers doivent se rendre successivement dans six auberges, et y trouver un énorme banquet préparé pour eux par un bienfaiteur inconnu ou y rencontrer un homme portant un masque cherchant à organiser une querelle. Nous pouvons imaginer Dumas notant sur une feuille volante une liste de six princes royaux, convoqués l’un après l’autre par le roi pour l’assister contre un assassin, et qui finalement tourneraient leur épée contre le roi. C’était dans ce type de séquences dramatiques que Dumas était le plus grand et le plus agréable à lire ; il excellait dans le récit d’un désastre systématique, d’une suite de crimes ordonnés les uns par rapport aux autres. Il était, après tout, bien Français de toutes les façons, et avec toute sa violence, sa matérialité et son appétit, il reste dans son travail quelque chose de fondamentalement logique. L’homme qui a échafaudé les meilleures scènes de ses écrits en mettant à jour un enchevêtrement de relations, comme dans le triple duel qui ouvre Les Trois Mousquetaires, avait presque l’esprit d’un mathématicien.
Cette méthode structurelle systématique, presque numérique, de Dumas, est très importante, et elle nous éclaire sur les raisons qui font que les romans sont si populaires et si grands. On entend souvent dire que les bons romans jouent avec l’inattendu. C’est une erreur complète : la qualité de la romance dépend de ce qui est attendu. La narration pointe certains éléments, donne des indices, de manière plus ou moins obscure, sur ce qui va suivre de manière plus ou moins inévitable ; mais la simple occurrence brute de cette chose, sans rime ou raison, ne nous exciterait ni ne nous distrairait. La théorie selon laquelle la romance dépend de l’inattendu peut, bien sûr, être facilement réfutée par une réduction jusqu’à l’absurde. Rien n’est plus difficile au monde que d’attraper et de mettre en mots imprimés l’esprit du roman ; mais rien au monde ne pourrait être aussi facile qu’introduire dans une histoire quelque chose d’inattendu. N’importe qui pourrait faire entrer un taureau déchaîné dans un salon où se tiennent les conversations épigrammatiques autour de madame Fowler, ou faire finir abruptement l’une des histoires de M. W. W. Jacob au son des trompettes de la Résurrection. Rien ne pourrait être davantage inattendu que ces choses ne le seraient ; mais elles ne nous exciteraient pas ; elles nous ennuieraient comme le discours décousu d’un fou dans sa cellule. Le roman dépend, si ce n’est de ce qui est tout à fait attendu, du moins de quelque chose qui est à moitié attendu. L’issue d’un roman est quelque chose qui a été prévu par notre inconscient. Nous sentons l’esprit du roman quand Ulysse monte sur la table, ses haillons tombant de lui, et tire dans la gorge d’Antinous. Il aurait été beaucoup plus inattendu qu’il saute trois fois dans les airs et révèle qu’il n’était que le charpentier du vaisseau d’Ulysse en train de faire un canular. Nous sentons également l’esprit de la romance quand D’Artagnan s’allie avec ses trois adversaires pour s’opposer aux hommes du Cardinal. Il n’est pas inattendu que les quatre doivent entamer un combat ensemble. La chose la plus inattendue que l’on pourrait imaginer, dans Dumas, serait qu’ils n’en entament aucun.
Le talent de Dumas pour échafauder un édifice, donc, ses larges schémas d’aventures ordonnées et successives, constituent son grand mérite en tant qu’artiste. Il avait le pouvoir de nous faire sentir que ses héros étaient les parties mouvantes d’un grand schéma d’aventures, un schéma aussi large, politique, aussi universel et sagace que l’un des complots de son cardinal Richelieu. Et c’est sur ce point que presque tous ses imitateurs échouent ; ils imaginent que son triomphe consistait dans l’inconséquence fanfaronne de ses aventures, dans d’innombrables épées sorties de leur fourreau, dans des torrents infinis de sang, dans la simple multiplication de déguisements, de plumes, de hallebardes et d’échelles de cordes. Ces éléments ne constituent pas le roman : ici, comme partout, le matérialisme et le matériel nous trompent. Dumas était un grand romancier, car il avait le sentiment qu’existait quelque chose de solide et d’éternel dans les anciennes valeurs, les anciennes manières, les vieux amis. Mais une simple épée sortie de son fourreau n’est pas plus poétique qu’un couteau de poche. Un simple homme mort n’est pas plus dramatique qu’un être vivant. Les hommes qui ne trouvent aucune romance dans la vie n’en trouveront certainement aucune dans la mort.