Les étudiants en lettres ont du mal à trouver du boulot. Heureusement, certaines entreprises sont prêtes à recueillir ces naufragés de la croissance bête pour les faire participer à la foire du business mondial.
C’est bien beau d’étudier la littérature française, mais cela ne sert plus à rien. Un employeur ne vous demande pas souvent de justifier pourquoi vous préférez La Chartreuse de Parme aux Misérables. Pourtant, des centaines de milliers d’imbéciles (pardon, mais il n’y a pas d’autres mots), n’ayant pas encore intégré le fait qu’aujourd’hui, on se définit d’abord par son niveau d’employabilité, continuent à choisir comme objet d’études des matières aussi sinistrées que la littérature, la poésie ou l’histoire.
Mais rassurez-vous : ces égarés, ces pêcheurs, ces païens, ces naufragés de l’esprit grégaire sont en passe d’être enfin absorbés par le bataillon financier mondial, grâce à de précieux avant-gardistes. Ainsi, un article publié dans Le Monde (12/04/12) nous présente « l’opération Phénix ». Elle a pour objectif de faire renaître de ses cendres l’intérêt d’étudier les sciences humaines. Mais pas en se demandant ce que la littérature ou l’histoire pourrait nous apprendre sur notre modèle de développement actuel, heureusement (trop compliqué), mais plutôt : en quoi un entreprise pourrait bénéficier de l’expérience d’un littéraire (ce qui est une problématique beaucoup plus optimiste, joyeuse, rythmée, bref criminelle).
« Les littéraires sont faits pour l’entreprise ! »
« Devenir chef de produit chez Danone après un master en lettres ? Auditeur chez Pricewaterhouse Coopers après avoir étudié la littérature et la civilisation allemandes ? Ces parcours improbables, l’opération Phénix les rend possibles », nous informe l’article. N’allons surtout pas dire que, pour un type ayant bossé sur l’œuvre d’Ernst Jünger, finir par servir Pricewaterhouse machin s’apparente à un suicide intellectuel. N’allez pas avoir le mauvais goût de rappeler qu’adorer Saint-Exupéry pour finir chef de produit chez Danone s’apparente à une désertion.
Soyons plutôt heureux, épanouis, confiants, de savoir que des entreprises aussi soucieuses de l’avenir humain, c’est-à-dire de la bonne tenue future de l’esprit critique, « comme Coca-Cola, Renault ou L’Oréal entend(ent) montrer que les facs de lettres ne sont pas des fabriques à chômeurs ».
Pour parler de ce sujet, bien sûr, il faut faire appel à un esprit. Et là, comment ne pas penser à Serge Villepelet, coordonnateur du projet Phénix, président de Pricebidule machin. « Les littéraires sont faits pour l’entreprise ! », nous assure-t-il dans Le Monde. Cette intuition intéressante lui est venue au moment des débats sur le contrat première embauche de Villepin. Villepelet a alors « le sentiment d’un gigantesque gâchis… ». Quel gâchis, en effet, tous ces jeunes dans la rue, perdus pour la croissance, se rebellant tristement dans une ambiance vaguement révolutionnaire et printanière… Quel gâchis pour les facs, les entreprises, l’économie, bref tout ce qui cherche à nous extorquer du temps pour faire tourner la grande machine…
Le capitalisme est prêt à s’abaisser au niveau des sciences humaines
« Nous voulons, continue Saint-Villepelet, que la France soit un pays où avoir lu Kant et sa Critique de la raison pratique ne soit plus perçu comme un exploit d’étudiant bien mal parti dans la vie, mais comme un gage de curiosité et d’esprit critique. » Cette phrase ne veut rien dire, certes, certes. En effet, on voit mal comment l’auteur d’un authentique exploit pourrait bien être « mal parti dans la vie ». Sauf si, précisément, il n’a pas réalisé l’exploit de bien lire Kant. En fait, Villepelet nous montre, par une habile parabole, que la question n’est pas d’avoir lu Kant ou non (franchement tout le monde s’en fout). Par contre, l’idée, c’est de faire passer dans les esprits que les capitalistes sont prêts, par une sorte de fraternité économique, à racler les fonds de tiroir. Ah, vous avez lu Kant… Vous admirez Rimbaud… Allez, c’est pas grave, bel effort… Ça peut arriver à tout le monde… On vous embauche quand même...
Martine Yokessa, responsable du bureau d’insertion professionnelle à Paris-III, concède toutefois qu’un étudiant en lettres peut réfléchir « de manière peut-être moins mécanique que d’autres… » (on appréciera le peut-être). Elle rappelle également que l’esprit critique est une compétence transversale, et par compétence transversale, il faut entendre : foncièrement inutile. L’esprit critique ? Tout le monde sait que c’est un frein aux Grands Projets de Société. Rien de mieux que l’esprit critique pour détruire l’ambiance favorable à un business sain. Si notre esprit était éveillé depuis un siècle, penseriez-vous que nos modes de vie si dépensiers, et donc si rémunérateurs, mettraient en danger l’équilibre écologique de la planète ? Le monde avance et n’en a que faire des pisse-vinaigres ! Les dangers, nous réussiront bien à les éviter par quelques compromis à la marge de dernière minute.
Les professeurs, éternels empêcheurs de rendre le monde plus con
D’ailleurs, il faut bien dire que certains éléments hautement négateurs de progrès, vivant parmi nous, semblent mettre le holà à l’initiative Phénix. Qui ? Les profs. Ainsi, à l’université Paris-Est-Marne-la-Vallée, il semble que les enseignants n’aient pas « une bonne image de l’opération ». « Le monde de l’entreprise est vu de manière négative dans beaucoup de filières. Les professeurs voient en Phénix un outil de communication pour certaines entreprises. » Ah, les profs… Toujours les derniers à être vaincus… Pardon, convaincus… Vivement l’époque où les entreprises proposeront leur propres établissements d’enseignements… Vivement ce temps béni où le plein emploi sera assuré… Où notre tyrannie reposera enfin sur des bases constructives, systématiques, apaisées…
Villepelet-le-Grand regrette d’ailleurs qu’à certains endroits, Phénix ne concerne pas plus que trois pelés. « J’aimerais que cela aille plus vite. En France, il n’est pas facile de faire avancer les initiatives originales. Mais quelque chose est en train de se passer. » Oui, une crise économique à l’échelle mondiale, paraît-il, fait rage actuellement. Mais bon, on ne va quand même pas faire comme les profs, ouvrir des livres et les lire, et freiner le monde maintenant, alors que l’on est si près du but, c’est-à-dire si près de la catastrophe. Allez, gardons le sourire, tenons la barre fermement, tous dans le même bateau, littéraires compris, l’iceberg est droit devant. Tel le phénix, nous ressusciterons et nous battrons pour l’épanouissement de la folie suivante.