Arrangez-vous pour voir « Kontakthof », chorégraphié par Pina Bausch. Tout y est vrai.
Lors d’un spectacle, la plupart du temps, le public a l’intime conviction de représenter la réalité. Chaque spectateur se sent représentant de la vraie vie, la vie sociale. Il a payé pour assister à une fantaisie qui a lieu sur scène. Très rarement, c’est le contraire qui se produit. La réalité apparaît d’un bond sur la scène. Le public est retourné.
L’embêtant, c’est qu’à chaque spectacle de Pina Bausch, c’est cela qui se produit.
Inutile d’essayer de vous cacher, Pina Bausch sait tout de vous. Tout ce que vous n’osez pas voir dans votre vie quotidienne ? Cela défile sous vos yeux, sous la plus simple expression. Cruauté. Hypocrisie. Lubricité. Babillages. Coquetterie. Appels à l’aide. Et la solitude ! L’ennui sans fond. Les autres qui ne parviennent jamais à combler votre manque, ce trou. La sensualité, si prometteuse, mais finalement froide, accessoire. Femmes qui excitent le désir de ces mâles qu’elles méprisent pourtant. Hommes, de leur côté, arides et avides. Engoncés dans leurs costumes aux cinquante nuances de gris. Leur incapacité maladive à laisser à une femme le droit d’exister, de respirer, en n’arrêtant pas de les convoiter. Pour leur faire l’amour ? Même pas : pour les tripoter. Cette fameuse scène, vers la fin, où une femme est auscultée, titillée, harcelée, par une poignée de types. Vingt-quatre heures dans la vie d’une femme…
Il faudrait passer en revue chaque idée de cet incroyable spectacle, surréaliste à force d’être réaliste. Les premiers gestes que l’on voit sont déjà bouleversants. Les personnages, un par un, viennent se présenter au jugement du public. Face, dos, profil. Mains. En tirant les traits du visage. Les dents. Regardez, nous sommes comme vous. A la fois magnifiques et tristement banals. Il n’y a personne ici et il y a quelqu’un.
Qui d’autre que Pina Bausch parvient à nous mettre à ce point à nu ? En quelques passes magiques…
Le fantasme qu’il existerait un homme et une femme
A quel rêve tout le monde s’accroche ? A ce qu’il existerait réellement un homme et une femme. Que l’homme pourrait être cette espèce de surhomme qui tient le coup en toutes circonstances, résiste à tout, comble à l’infini, et avec autorité, l’indéfini féminin. Manque de pot, ces mâles restent techniciens de surfaces. Fantasme d’en face : que les femmes réelles correspondent à cette divine image féminine que l’on pourrait faire jouir, que l’on pourrait guérir par la grâce de son organe. Manque de pot, elles simulent leur jouissance et s’ennuient lors de l’accouplement. Mécanique diabolique… La Fusion finale… Encore raté !…
Face à ces révélations insoutenables, il arrive que l’un des personnages craque, pleure, s’écroule. Sa souffrance devient la preuve de la réalité de l’enfer humain. Les autres en deviennent-ils solidaires pour autant ? Pas vraiment. Au contraire, ils capitalisent sur cette défaillance pour revaloriser leur propre image narcissique. Eux, ils tiennent le coup ! Pas comme lui, ce bon à rien. Ou lui, cette face de rat. Ou elle, cette pute. La faiblesse, le désespoir, la lucidité, le doute, laissons cela aux faibles qui n’ont pas les épaules pour survivre dans cette lutte de tous contre tous.
Vous trouvez cette vision trop pessimiste ? Mais non, c’est ce qu’il se passe partout autour de nous, en permanence. Avoir un sursaut d’optimisme, c’est tout simplement retrouver l’espoir qu’un jour, on pourra à nouveau faire du mal à quelqu’un. Simplement, il reste à Pina Bausch assez de respect et de compassion envers l’espèce humaine pour estimer que ces agissements peuvent, au moins, donner matière à un spectacle tragi-comique.
L’histoire des hommes ? Ils chutent en rond
L’autre bonne nouvelle, c’est que le cauchemar n’a pas de fin. Sans cesse, la faim revient, le refrain, la re-faim, c’est-à-dire cette marche en rond où tout le monde, mélangé hommes-femmes, s’emmerde. La vie sociale, quoi. A laquelle on va essayer de croire, et de recroire, en désespoir de causes. Tiens, et si on s’habillait en noir, pour changer ? Oh, et puis non, revenons aux couleurs… Puisque rien ne fonctionne jamais, retentons l’inverse de l’inverse de ce que nous avons fait hier… L’histoire des hommes ? Chute perpétuelle en rond… Engloutis dans la spirale centrale d’où l’on ne revient pas…
Quand ils ne s’ennuient pas, ils se refilent leurs peines, leurs frustrations, les uns aux autres. Tout cela finit par de la vieillesse et des guerres. C’est ainsi que j’interprète les dernières secondes de ce ballet. Les personnages marchent, tournent en rond sur fond musical, en rythme. La musique s’arrête. La lumière s’éteint progressivement. Ne reste, quelques secondes, que le son du martèlement de leurs pas sur le sol. Ça marche. Marche nuptiale ? Marche funèbre ? Marche du temps qui passe ? Marche militaire ? Un peu tout ça. Après tout, puisque rien ne marche, marchons… Allons enfants…
L’insulte faite au genre humain dépasse l’entendement
Y a-t-il quelque chose d’à peu près constructif que les humains puissent parvenir à faire ? Oui, peut-être : se reproduire. Un peu par mégarde, sans trop savoir ce qu’ils font. C’est le sens, me semble-t-il, que l’on peut donner à cette séquence où les personnages se retrouvent spectateurs d’un documentaire sur les canards sauvages. L’insulte faite à la vanité du genre humain, durant cette scène, dépasse l’entendement. C’est divin. Avec Pina Bausch, il ne faut même plus parler de profondeur du message. Mais d’une sorte de supériorité de vision que l’on sentait déjà dans Orphée et Eurydice.
Pina est clairement aux côtés des dieux, là-haut. D’où le fait qu’elle puisse se permettre de suggérer que, hommes, canards, c’est la même chose ! Bien sûr ! Là est le miracle de ce spectacle : Pina Bausch nous met en condition pour le reconnaître. Elle nous sauve, durant deux heures cinquante, de notre inanité. Sans pour autant être le moins du monde pesante ou moralisatrice. Non, c’est tout simplement la vérité. Et, au mieux, que peuvent-ils faire ensemble, ces canards d’hommes ? Des portées de gamins. « Un succès ! », comme le précise la voix off du documentaire. Insondable humour. Qu’est-ce qui distingue, finalement, l’homme de l’animal ? L’homme est capable de dire, dans le cadre d’un spectacle artistique, qu’il n’est pas différent d’un animal. Drôle d’animal !…
Pina Bausch déjoue les plans de la mort
En voyant ce spectacle, à deux reprises, j’ai tourné la tête vers ma droite où je croyais apercevoir une masse noire mouvante, du coin de l’œil. Cela était en fait dû aux reflets des danseurs sur des parois de la salle du théâtre de la Ville. Mais, durant un dixième de seconde, ne me demandez pas pourquoi, je me suis dit que cette ombre, c’était la mort. Elle sait très bien qu’il n’y a, habituellement, rien à voir au théâtre de la Ville. Sinon des chorégraphies souvent maladroites, durant lesquelles le quart de la salle s’enfuit au bout d’une demi-heure. Mais là, pour Pina Bausch, elle vient, la mort, elle reste jusqu’au bout, comme tous les spectateurs. Elle vient voir le travail de cette satanée Pina, l’une des seules petites bipèdes qui ait vu clair dans ses plans.
Elle vient voir, la faucheuse, et se dit que cette satanée Pina a réussi, encore réussi à la démasquer. Pina Bausch n’était pas prévue au programme des humanoïdes. La mort prospère par la bonne santé des fantasmes, Pina emploie tout son talent à les démythifier. Si tout le monde l’écoutait, il n’y aurait plus de guerre. Voilà pourquoi la mort est jalouse.
Je ne sais pas si la mort était vraiment là, dans la salle, mais elle devrait se montrer furieuse devant chaque représentation de Kontakthof. Il y a tant de pièges disposés sur la route pour aveugler ces humains ! La sexualité, le jeu social, la jalousie… Parce qu’au fond c’est la mort qui les fait tous tourner en rond, comme les personnages du spectacle. Au pas !
Pina, elle, n’a jamais marché à tout ça. Elle a choisi la danse.
Le spectacle de l’année! Il n’y a pas à dire. Quand Pina Bausch est dansée à Paris, elle rafle tout sur son passage. Quelle lucidité! Quelle intelligence! Quand on voit ce type de spectacle, on en a pour des semaines de réflexions. Merci Pina!