La Nuit juste avant les forêts, pièce-monologue de Bernard-Marie Koltès, est reprise à Paris jusqu’en mars 2011. Son texte donne des aperçus précis sur l’état de détresse moderne de l’individu, étranger au reste de la société à mesure qu’il veut conserver sa dignité.
Le seul personnage de La Nuit juste avant les forêts, pièce de Bernard-Marie Koltès, interprété au théâtre de l’Atelier par Romain Duris, n’a pas de nom. C’est certainement un homme entre deux âges, au faciès étranger, un ouvrier. Dans la mise en scène de Patrice Chéreau et Thierry Thieû Niang, il repose sur un lit d’hôpital, puisqu’il vient de se faire dézinguer dans le métro par une bande de malfrats.
L’idée est simple : se réveillant, le héros s’adresse, en une seule longue phrase, à une personne qu’il arrêterait au coin d’une rue ; quelqu’un qui l’écouterait. Une personne qui pourrait être littéralement n’importe qui, et même personne, et même les spectateurs de ce spectacle. Nulle transition entre la rue, où l’on attend que le théâtre ouvre ses portes après avoir croisé dix clochards pour s’y rendre, et la scène, où dès que l’on arrive le personnage est déjà là, en train de reposer.
L’étranger, celui qui est originaire de son corps
Le personnage de la pièce raconte ses multiples expériences au sein de la société, les barrages auxquels il a été confrontés, que ce soit à propos de son métier (il ne veut plus remettre les pieds à l’usine), ou de l’amour, ou de l’argent, ou des fréquentations. Par tout côté il sent qu’on tente de le berner, de le borner ; la vie en société est vue comme un système constitué de pièges, dans lequel il est bien difficile de conserver sa dignité. L’intérêt du texte de Koltès (1977), est que bien qu’il « date » légèrement du point de vue idéologique (on sent l’influence du communisme, qui a tendance à caricaturer l’image de « l’ouvrier » comme exploité des classes dirigeantes jouissantes), les points de vue qu’il propose n’ont pas cessé d’être vérifiables. Aujourd’hui, ce n’est plus seulement l’étranger en tant qu’originaire d’un autre pays qui est soumis à l’oppression, mais toute personne originaire de son propre corps. L’étranger, cela devient progressivement l’individu, celui qui veut tracer sa route lui-même, se battre d’abord pour lui, sans être constamment dirigé par les « salauds techniques d’en haut ».
L’individu est donc fait comme un rat, d’autant plus que le monde est devenu tellement pervers qu’on ne sait plus d’où vient le danger, ni de quel côté se méfier : « Car je vois bien que tu ne te méfies pas tout petit et nerveux que tu es, tu ne te méfies pas, pourtant n’imagines pas que les salauds ne sont pas là qu’ils ne s’occupent pas de toi, moi, je sais qu’on les frôle, […] je les vois partout, ils sont là, ils nous touchent, les pires salauds que tu peux imaginer ».
Qui sont ces pires salauds imaginables ? Ils constituent le « petit clan des salauds techniques qui décident […] ils ont le dernier mot, le petit nombre de baiseurs qui décident pour nous, de là-haut, organisés entre eux, calculateurs entre eux, techniques à l’échelle internationale […] qu’est-ce qu’on peut, toi et moi, quand ils tiennent les ministères, les flics, l’armée, les patrons, la rue, les carrefours, le métro, la lumière, le vent ».
« La série des zones que les salauds ont tracées pour nous »
Ces exploiteurs de monde auraient organisé la vie de manière à dicter aux gens leur existence, leurs habitudes. « J’ai repéré, depuis que je ne travaille pas, toute la série de zones que les salauds ont tracées pour nous, sur leurs plans, et dans lesquelles ils nous enferment par un trait de crayon, les zones de travail pour toute la semaine, les zones pour la moto et celles pour la drague, les zones de femmes, les zones d’hommes, les zones de pédés, les zones de tristesse, les zones de bavardage, les zones de chagrin et celles du vendredi soir ».
Mais comment établissent-ils leur puissance, ces salauds techniques ? Leur fédérés sont désespérément faibles, fragiles, et se plient à l’autorité ; de plus, étant obligés de travailler pour subvenir à leur besoin, ils manquent de recul.
A quoi le personnage de la pièce reconnaît les fédérés trop adaptables, qu’il honnit ? A leur nervosité, qui trahit un respect excessif envers l’image de leur mère. « Moi, ceux qui ne sont pas bien forts, d’un seul petit coup d’œil, à cause de leur démarche, surtout, rien qu’à cette petite manière de marcher, nerveuse, comme toi, avec leur dos nerveux, et la manière de bouger les épaules […] venus tout droits de leur mère […] parce que tout cela qui est la nervosité, cela vient de la mère, tout droit, et leur mère, les loulous ils ne peuvent pas la planquer, quoiqu’ils fassent ».
La disparition de l’héritage du père
Au contraire, le personnage principal insiste sur l’importance de l’héritage de force brute issu de son père, basé sur les « muscles », les « os » et le « zizi » ; autrement dit, la vigueur, la confiance, le respect de son corps ; tout l’inverse de ce à quoi nous oblige le monde moderne, beaucoup plus adapté aux combats de femmes (ou d’hommes trop nerveux et trop directement issus de leur mère, donc) qu’aux combats d’homme qui ont simplement disparu – et là, Koltès appuie où ça fait mâle. Son zizi, il le nettoie tous les jours, au grand étonnement des passants, ces « cons de Français », qui se moquent de lui en se demandant comment il fait pour faire « boire son zizi ». On retrouve là la vision d’une virilité ancestrale, qui fait aujourd’hui tâche au sein d’un monde dominé par la nervosité, autrement dit l’hystérie planante, et l’espèce de ridicule dans lequel on plonge l’organe reproducteur masculin.
On pense au Rimbaud de Mauvais Sang, lui aussi mélancolique de ses « ancêtres gaulois » : « Ma journée est faite ; je quitte l’Europe. L’air marin brûlera mes poumons ; les climats perdus me tanneront. Nager, broyer l’herbe, chasser, fumer surtout ; boire des liqueurs fortes comme du métal bouillant, – comme faisaient ces chers ancêtres autour des feux. Je reviendrai, avec des membres de fer, la peau sombre, l’œil furieux : sur mon masque, on me jugera d’une race forte. J’aurai de l’or : je serai oisif et brutal. Les femmes soignent ces féroces infirmes retour des pays chauds. Je serai mêlé aux affaires politiques. Sauvé. Maintenant, je suis maudit, j’ai horreur de la patrie. Le meilleur, c’est un sommeil bien ivre, sur la grève. »
« Qu’est-ce que t’as à me regarder comme ça ? »
Mais l’embêtant, aujourd’hui, c’est qu’il est difficile de se conduire en homme, puisque les ennemis, comme dit plus haut, se cachent parmi nous, ne sont pas immédiatement reconnaissables en tant qu’ennemis. « Ici, les mecs gueulent beaucoup, mais ils mettent du temps à se taper sur la gueule, – chez moi, on cogne tout de suite, sans gueuler, on n’est pas le genre timide, alors qu’ici on te pose des kilomètres de question : tu veux quelque chose ? tu disais quelque chose ? qu’est-ce que t’as à me regarder comme ça ? qu’est-ce qui te fais rire ? tu me touches ?, – si tu le touches, il te demande pendant un kilomètre de temps si tu le touches vraiment ».
C’est bien la technique des salauds modernes pour ne pas prendre de coups : ne pas être identifiable en tant que salauds ; et même, annuler l’effet d’une droite (quel intérêt aurait, par exemple, le fait de frapper un type comme Eichmann ? Tout est fait pour que la signification d’une confrontation physique soit hors-propos). La saloperie s’est faite plus rusée, plus discrète, plus méchante, plus sadique, plus lâche. « Les pires salauds que tu puisses imaginer prennent de drôles de formes et de drôles de moyens, ah, s’ils venaient, eux, directement, qu’on voie tout sur leur gueules, si on voyait tout de suite à qui on a affaire, et que l’on puisse cogner, mais les moyens qu’ils prennent c’est de se frotter à nous avec des gueules telles qu’on ne puisse pas se tenir, et qu’on se fasse rentrer dedans sans méfiance par la pire des salopes ».
Les filles et leurs « grandes phrases » qui vous « sapent le moral »
Intéressante culmination de la colère par une insulte féminine : pire des salopes. Comme si, au sommet de la pyramide de la manipulation technique, régnaient des femmes. C’est même le pire : cette tyrannie a également conquis les femmes, y compris les plus belles. « La pire saloperie technique internationale a pris des formes comme cela, ils ont fait passer tout le monde de l’autre côté, même les filles pas possibles qui vous rendraient cinglés, si elles ne parlaient pas ». Les femmes dominées par la « saloperie technique » parlent beaucoup trop, voilà le constat qu’il fait . Lui, il préfèrerait tirer son coup tranquillement, et surtout éviter les « grandes phrases » qui vous « sapent le moral ».
« Faire mon coup et me barrer avant qu’elle se mette à parler ou je fais celui qui ne comprend pas, sinon elle te dit tout ce qu’il faut dire pour saper le moral […] me barrer, à l’aise, juste avant les grandes phrases, d’ailleurs un coup suffit pour savoir ce qu’il y a à savoir, pour connaître ce qu’il y a à connaître, je pourrais vivre cent mille ans avec une nana sans rien connaître de plus au bout de trois cents mille ans que ce que je savais au tout premier coup ».
Quoi de mieux, pour connaître le fond d’une femme, que de l’observer non pas avant l’acte, où elle n’est souvent que mensonge, mais après ? L’écouter respirer… avant qu’elle ne se remette à parler – et donc, selon l’individu de Koltès, à mentir. « Plus le temps est long où elle respire et que tu l’écoutes, sans bouger, respirer, plus tu connais tout d’elle, mais dès qu’elle ouvre les yeux, se redresse, s’appuie sur le menton, te regarde, se met à respirer comme n’importe qui, ouvre sa bouche où tu vois les grandes phrases qui se préparent à sortir, alors moi, je suis pour me barrer ».
« Cela me suffit comme occupation, toute ma vie je veux bien me balader »
Sinon, que reste-t-il au viril pour exprimer sa sexualité ? Se refuser à bander, ni plus ni moins. « La principale idée, dans mon idée de syndicat, c’est s’empêcher de bander, pour toujours et partout, tant que tout est dirigé par le petit clan secret, qui tient les ministères, les flics, l’armée, le travail, jusqu’aux petites salopes aux cheveux blonds bouclés […] s’empêcher de bander et de jouir, se tenir à tout prix, car c’est là qu’ils nous guettent et qu’ils nous baiseraient ». (Ici, on ne peut s’empêcher de penser à l’affaire Wikileaks, qui fait que l’on attaque l’ennemi public numéro un des diplomaties du monde entier, Julian Assange, en passant par sa sexualité ; tout comme Berlusconi va sûrement perdre son poste pour des histoires de sexe, alors qu’elles sont certainement moins graves que des tas d’autres histoires dont il est également à l’origine, liens avec la mafia, etc. Les autres exemples de ce type-là seraient très nombreux.)
Ainsi, c’est par le désir sexuel que tiendrait tout l’édifice de la manipulation ? Il faudrait donc se soustraire à cette domination en établissant une stratégie bien précise sur ce plan-là, qu’elle passe par un certain ascétisme ou un nomadisme (et là aussi, comment ne pas penser à « l’homme aux semelles de vent », Rimbaud comme l’appelait Verlaine ?). En tout cas, le héros de Koltès semble se destiner à la marche.
« Je suis le mec, moi, plutôt que de parler, à suivre une belle nana pour la regarder, et la regarder seulement, pourquoi faire autre chose que regarder une belle nana, et même je suis le mec, moi, plutôt que de regarder une nana, à marcher seulement, et cela me suffit comme occupation, toute ma vie je veux bien me balader ».
Se balader et se taire, après avoir parlé, car à l’image de Rimbaud, c’est celui qui ne parle pas pour ne rien dire qui est le seul à savoir, aussi, se taire.
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D’autres critiques sur Retour d’actu, dont cet article sur Pina, le documentaire en 3d de Wim Wenders sur Pina Bausch, ou cette critique de la dernière pièce d’Ariane Mnouchkine, Les Naufragés du fol espoir.