CityZen est parti pour plusieurs mois au Nigeria travailler dans l’éducation. Il nous raconte ici ses motivations, avant de présenter succinctement le pays.
Nigra sum sed formosa, filiae Hierusalem,
(« Je suis noire mais belle, filles de Jérusalem »)
Cantique des cantiques (1;5)
Na euxesai na’nai makrus o dromos, gematos peripeteies, gematos gnwseis,
(« Espère une route longue, pleine d’aventures, pleine de connaissances »)
Konstantinos Kavafis, Ithaki
Sans jeu de mots, le Nigeria est un grand noir dans nos esprits. Se souvient-on à ce propos que le nom de ce pays (comme celui de son voisin le Niger) est un avatar de l’adjectif latin niger, nigra, nigrum, voulant dire « noir » ? Noir comme la population, évidemment, mais aussi noir comme son or et la corruption qu’il génère ; noir comme la mort qui rôde pour des raisons tantôt ethniques ou religieuses, tantôt politiques ou économiques ; noir comme les incompréhensions et amalgames si aisés qui traînent sous le manteau de l’ignorance ; noir comme la magie qui se pratique dans des liturgies aussi occultes que notre capacité à les raisonner. Le nom européen du Nigeria charrie avec lui les fantasmes que le monde blanc a toujours entretenus avec le monde noir, une incertitude chronique entre peur et fascination, entre coopération et asservissement.
Le Nigeria, le géant de l’Afrique
Le Nigeria est en Afrique, tout le monde s’entend au moins là-dessus. Combien de fois ai-je entendu : « Tu sais, dans ces pays-là … » ? Là est sans doute la principale source d’erreurs dans nos appréciations. En effet, on parle du Nigeria comme on parle de l’Afrique en général en lui accolant les poncifs occidentaux en cours aussi vérifiables que faux : pauvreté et insécurité, corruption et mythe du « bon sauvage ». Si le Nigeria n’est pas dépourvu de tout cela, il ne peut être résumé, pas plus qu’aucun État africain, à cette suite d’idées observables mais non suffisantes. Le Nigeria n’est ni le Niger désertique, ni le paisible Bénin ni le Cameroun oriental. Dira-t-on qu’une Jaguar est une automobile mue sur quatre roues, par un moteur à explosion ? Nous conviendrons aisément que ce n’est pas suffisant pour la discriminer de la Toyota ou de la Citroën. Il en est de même du Nigeria, c’est bien un pays africain, mais quel pays : le géant de l’Afrique !
S’attarde-t-on vraiment sur le génie du pays lui-même ? Cherche-t-on à savoir ce qui le distingue de ses voisins ? Dans ce monde multipolaire et interconnecté, accepterait-on en France d’être amalgamé avec l’Angleterre, l’Espagne ou la Suisse parce que nous sommes voisins ? Les différences de tempéraments, de mentalités, de coutumes sont trop grandes pour se contenter de dessiner une seule et même famille. Ce qui est vrai sous nos latitudes l’est aussi sur notre longitude (la France et le Nigeria partagent le même fuseau horaire. Nous avons la même heure en hiver mais pas en été car nous n’avons pas de changement d’heure ici).
On entend toutes sortes de choses à propos du Nigeria, certaines fondées d’autres moins. Les amis et familiers, et c’est bien normal, ne voient en un tel pays qu’un État pauvre de plus et donc potentiellement dangereux pour le voyageur étranger. Ce n’est pas faux et l’accueil en blindé avec escorte armée, dont j’ai été l’objet entre l’aéroport et l’ambassade en est un signe percutant ! Aller vivre dans un pays lointain est toujours une gageure, il rebute l’esprit et met à mal le confort psychique et les sécurités routinières. N’est-ce pas un peu de ce que l’on cherche en allant là-bas ? N’est-on pas cet enfant spartiate quittant la cité pour vivre dans le dénuement et la débrouille pour aguerrir sa virilité et gagner son titre d’homme ? Sans doute, mais les motivations du départ sont aussi liées à une sensibilité : désir d’altérité, besoin de nouveauté, de décentrement, nécessité de changer et de varier les modèles.
« Tu reviendras la peau sur les os »
En France, on m’annonce gentiment que je reviendrai la peau sur les os, si toutefois j’ai la chance de sauver ma première. Une Burkinabé m’a conseillé de prendre garde à mes effets personnels sous prétexte que les Nigérians étaient un peuple filou et roublard. Un Camerounais m’a sincèrement plaint de me rendre en pays Ibo (région du Nigeria) où il me confiait avec horreur que l’on mange son prochain. Une collègue de travail m’a assuré droit dans les yeux qu’elle ne m’enviait pas du tout un départ dans ce pays dont elle était revenue déçue. On m’a promis des bêtes féroces comme ces moustiques paludéens ou ces mouches à l’abdomen gonflé d’acide pouvant ronger la peau humaine. On me parle avec avidité de paludisme, d’infections alimentaires et de diarrhées chroniques, de vol et de kidnapping, etc. Tous ces dangers sont réels ; je le vois bien après cette première semaine. Tous les témoignages concourent, autochtones ou étrangers : il faut être sur ses gardes et ne pas tenter le diable. Je censure les anecdotes des anciens qui pleuvent au quotidien comme des douches froides. Le Nigeria est un pays dangereux et violent, plus que l’Afrique du Sud pour ceux qui ont pu vivre les deux expériences. Il est absolument vital d’être prévoyant, attentif, prudent afin de continuer à vivre un quotidien normal qui promet d’être sans doute passionnant, unique et fort.
Je dirais par provocation que ces dangers sont autant de raisons de me rendre finalement au Nigeria dans le sens où le pays offre une confrontation existentielle. Entre inconscience et pragmatisme ; le Nigeria me permettra, c’est certain, de me connaître et de me construire en faisant face avec prudence aux vicissitudes du voyage et du séjour. En quête d’accomplissement, de découverte, d’aventure et d’exigence, quel autre pays mieux que le Nigeria pourrait faire office de baptême du feu ? Attention, je tiens à préciser que ces quelques lignes ne sont pas rédigées avec l’inconstance d’une fougue de jeunesse mais avec le désir conscient et assumé de pouvoir se réaliser à travers une expérience singulière.
Afin de signifier plus distinctement le challenge que constitue le Nigeria, je souhaite ici donner, à grands traits, l’univers infini de paradoxes et de dépassements que constitue le Nigeria.
Histoire du Nigeria
Chaque histoire nationale est intéressante mais celle du Nigeria l’est sans doute particulièrement car elle renferme une partie de notre propre histoire, la plus sombre peut-être. Il faut avoir conscience que le pays a été un des premiers touché par la traite négrière ; le comptoir de Calabar au Nigeria aurait vu passer près de 30% des 2 millions et demi d’esclaves partis pour l’Amérique entre le XVIème et le XIXème siècle ! Le Nigeria a été privé de ses forces vives, ses hommes et ses femmes, bien avant l’exploitation de son pétrole ou de ses mines par les élites prédatrices et les grands groupes internationaux. La sève du Nigeria a coulé dans l’Histoire pour alimenter les sillons d’une large diaspora aux Etats-Unis et en Amérique du Sud. Les personnes qui ont côtoyé les Nigérians pendant des années disent reconnaître dans les clips de hip-hop américains et parmi certaines célébrités noir-américaines des faciès typiquement nigérians, héritage bling-bling de plusieurs siècles.
Mais avec l’esclavagisme, le Nigeria n’en était pas à sa première « expatriation » de masse. On pense à un autre grand mouvement migratoire, beaucoup plus ancien, qui a poussé la civilisation Nok à essaimer son art et ses techniques (le mot est le même en grec : téchnè) depuis les plateaux nigérians jusqu’en Afrique de l’Ouest et en Afrique centrale. La culture Nok, dont on peut admirer des pièces au Musée du quai Branly, est une des premières cultures très réputées pour la finesse de ses études et la dextérité dans le travail des matériaux.
Population du Nigeria
Le Nigeria est un puzzle ethnique comme il en existe beaucoup en Afrique depuis le Burkina-Faso jusqu’à Madagascar. En Europe nous ne connaissons que superficiellement ces partitions mentales et culturelles. Nous avons une vague idée de ce qu’est l’identité bretonne, basque ou alsacienne. Elles définissent une personne identitairement sans pour autant la catégoriser.
En Afrique, l’appartenance à un groupe ethnique imprègne en profondeur les liens sociaux. Chaque ethnie se reconnait et est reconnue à l’intérieur de codes et de valeurs complexes liés à une même famille humaine : même langue, mêmes systèmes culturels, identité dans les caractères, manières de penser et de se positionner face à la vie et ses événements, etc. Ces rapports d’identité sont aussi fédérateurs que séparateurs, on se l’imagine aisément. Il n’est pas rare d’entendre les connaisseurs de l’Afrique affirmer que les querelles entre ethnies affaiblissent les pays africains dans de stériles combats d’un autre âge bien plus dommageables que la néo colonisation.
Pour le Nigeria, on ne compte probablement pas le nombre d’ethnies pas plus qu’on n’arrive à compter le nombre d’habitants (une fourchette entre 110 et 150 millions d’habitants !). On distingue cependant trois groupes ethniques majoritaires. Le groupe Yoruba implanté au sud-ouest du pays notamment autour de la mégalopole de Lagos, le groupe Haussa que l’on trouve dans les territoires secs et musulmans au nord du pays et le groupe Ibo regroupé sur un petit groupe d’États du sud-est du pays. Enugu est un des chefs-lieux de cette région Ibo anciennement appelée Biafra lors de la tentative de sécession et d’autonomisation de la région par rapport au pouvoir central. La guerre du Biafra (1967) est célèbre pour avoir créé le mode opératoire humanitaire moderne à grand renfort médiatique. L’enjeu martial pour le reste du pays (notamment Yoruba et Haussa) était de ne pas laisser s’envoler la richesse nouvellement découverte du pays – les grandes nappes pétrolières sont en pays majoritairement Ibo.
On se souvient des horreurs de « l’ivoirité » et de l’exacerbation de l’ethnicité ; le Nigeria a fonctionné et fonctionne encore bien souvent sur le même mode. De manière récente et quasi récurrente, les élections ont été l’occasion de régénération de conflits interethniques ; en effet, en plus de se revendiquer d’une certaine religion, les candidats rappellent leur appartenance ethnique comme argument électoral et exacerbent les tensions entre communautés. Comment jugule-t-on l’implosion quand on vit sur une poudrière ? C’est le pari toujours actuel du Nigeria. C’est qu’au début le pays est né d’un découpage territorial aberrant. Les Anglais en partant ont laissé des frontières ne correspondant à aucune réalité ethnico-religieuse. Il faut maintenant faire avec les formes imposées, comme le poète créé dans l’alexandrin et comme le sculpteur donne forme au bout de bois. Il faut espérer en la créativité nigériane.
Économie du Nigeria
On peut s’étendre des heures sur le capital économique du Nigeria. Il suffit pour l’instant de savoir qu’une envolée de chiffres et de prévisions font du pays l’un des plus grands sinon le plus grand challenger d’Afrique. Le Nigeria est riche ; en troisième position après l’Afrique du Sud et l’Algérie, il se pourrait qu’il ait le plus de richesses brutes directement disponibles. Ses sols huileux, ses roches noires, ses poches de gaz en font une puissance réelle encore semi-dormante. Elle pourrait devenir, avec un minimum d’organisation, la première puissance économique du continent d’ici 2050, selon certains prévisionnistes.
Pays riche habité par des pauvres, ancienne colonie anglaise affranchie avec fierté, pays d’une culture millénaire mais terriblement moderne, pays indigent roulant sur les richesses, première population africaine (1 Africain sur 5 est Nigérian), deuxième économie du continent, superpuissance incontestée de l’Afrique de l’Ouest, population fervente mais subjuguée par le pouvoir civil, etc. L’attirance est comme un second nom pour ce pays aux paradoxes abstrus mais fascinants.
Caractère des Nigérians
Une des caractéristiques premières des Nigérians dont on m’a parlé est leur fierté. On sait par exemple les efforts de la communauté internationale pour trouver des accords à Madagascar ou en Côte d’Ivoire. Le Nigeria a mené seul et sans aide extérieure sa réconciliation nationale après la sécession, la guerre et les famines meurtrières du Biafra. Le pays Ibo est depuis pleinement réintégré aux autres régions du Nigeria fédéral sans qu’aucune médiation diplomatique n’ait été nécessaire. La volonté, le sentiment nigérian, la force par l’union ont convaincu les ennemis déchirés de reprendre une voie commune. Le sang ne sèche pas vite quand il entre dans l’histoire, l’enjeu est à venir …
La fierté nigériane vient de l’hégémonie sans conteste du pays en Afrique de l’Ouest. Le Nigeria en tant que pays indépendant, libre et uni s’est construit seul et l’idéologie du pays s’en souvient. Les voisins proches ou lointains du Nigeria ne peuvent que prendre acte et s’aligner sur le grand frère qui fait la pluie et le beau temps dans sa sphère d’influence étendue. Il fonde et mène la Communauté africaine le matin, s’assoit à table juste après avec les hommes d’affaires occidentaux et dîne enfin avec les émirs et leaders de l’OPEP. Le Nigérian n’a de conseil à recevoir de personne et certainement pas de l’étranger qui est intégré et accepté à condition qu’il garde son rang et éventuellement fasse du business. Au chapitre du cinéma, Nollywood produit d’ores et déjà autant de films qu’Hollywood faisant du delta du Niger la troisième région cinématographique du monde derrière Los Angeles et Bollywood ! Les productions nigérianes sont d’une facture artisanale certes mais sont disponibles sur You Tube ou dans les vidéo clubs blacks depuis la Goutte d’Or à Paris jusqu’au Bronx à New-York en passant par Johannesburg, Accra et autres pays anglophones en Afrique.
Le Nigeria est fier (nous n’avons pas dit orgueilleux) et il semble qu’il ait toutes les raisons de l’être. Lors de ma dernière course en taxi le long des trottoirs bien dessinés d’Abuja, le chauffeur m’a répété quatre ou cinq fois avec satisfaction que « Nigeria is a great country ». Il ne voulait pas se rassurer mais m’assurer de cette évidence et m’entendre l’acquiescer. Ayant entendu dire par des connaisseurs du Nigeria que les Nigérians se considéraient comme les États-Unis d’Afrique, je proposais à mon chauffeur un parallèle entre Abuja et New-York … « Yes, Abuja is just like New-York; it’s a great city ! You come here at night, it’s full of lights everywhere », me dit-il en passant devant un feu tricolore désespérément noir et sans électricité comme tous les feux de la ville.