Avec Carnage, Roman Polanski nous plonge dans un huis-clos passionnant et terrible. Le texte, tiré d’une pièce de Yasmina Reza, fait mouche à chaque réplique.
L’intrigue de Carnage, le dernier film de Roman Polanski tiré de la pièce Le Dieu du carnage de Yasmina Reza, est très simple. Les parents de deux enfants, dont l’un a frappé l’autre, se rencontrent pour dresser le procès verbal de l’incident de manière courtoise. A partir de là, Yasmina Reza nous fait assister à un drôle de huis-clos, où tout dérape progressivement jusqu’au délire. En un peu plus d’une heure, elle réussit à traiter, avec une virtuosité étourdissante, un nombre incalculable de thèmes comme le couple, la relation parents – enfants, les différences de classe sociale…
Reza a ainsi tissé une formidable toile d’araignée (comme dans sa plus célèbre oeuvre, Art). Cette toile d’araignée, ce sont les relations humaines. Les petits insectes qui s’y débattent, les hommes et les femmes. Chez Reza, personne n’en sort. Personne n’a le dernier mot, malgré le fait que chacun vit sur la conviction d’avoir raison contre le monde entier. L’édifice social ? Une fiction qui s’écroule comme un château de cartes dès lors que chacun balance sa vérité à la face de son voisin.
Un monde d’enfants perdus devenus de faux adultes
Cet égocentrisme acharné des animaux-hommes est confirmé, d’ailleurs, par les réactions même que va entraîner Carnage chez les spectateurs. Ainsi, parler de Carnage, c’est prolonger Carnage. L’interprétation du film sera totalement différente selon que le spectateur se sera reconnu dans tel ou tel personnage. Et cela pourra entraîner chacun à se demander quelle est sa vérité, au fond. Reza écrase ainsi, intellectuellement, en quelques dizaines de pages, des milliers d’œuvres pseudo-abstraites, théoriques ou, à l’inverse, aveuglément sentimentales.
Carnage nous tient sous sa coupe. Nous apprend nous-mêmes, nous montre, et surtout, nous fait rire : on rit, parce que l’on se reconnaît dans ces adultes qui font semblant de s’engueuler ou de s’aimer, mais passent leur vie à monologuer à voix haute. Sans avoir le temps ni les moyens de réaliser que leur interlocuteur fait exactement la même chose. Il est passionnant d’observer de quelle manière Reza fait évoluer les liens de solidarité entre les différents personnages (parfois la solidarité masculine ou féminine joue, parfois la solidarité maritale…). Ils changent de camp régulièrement quand cela les arrange dans leur guerre intérieure. Avec quel naturel le chacun-pour-soi revient au galop quand chacun se voit un peu poussé dans ses retranchements !
Et ce qui est prodigieux dans Carnage, c’est que ce film arrive à nous faire sentir que ces personnages, qui ne s’aiment pas outre-mesure, on l’a compris, finissent par se sentir étrangement bien ensemble. Si les gens ne se parlent jamais, du moins existent-ils les uns par rapport aux autres en tant que miroirs. Les autres, au pire, c’est toujours un peu moi. Et, à partir du moment où l’on partage une certaine intimité (manger, boire…), on peut se permettre de tout se dire, une fois pour toutes. Chaque personnage se laisse ainsi aller à son moment de crise, réduit pour un instant à sa vérité profonde d’enfant perdu.
Des parents qui se foutent de leurs enfants
D’un point de vue cinématographique, Roman Polanski est d’une sobriété toute bienvenue, laissant le texte faire son effet. Il tient ici sa réponse à toutes les accusations qui lui ont été faites par rapport à son affaire de moeurs. Toutes ces familles qui cherchent à rendre l’humanité meilleure, et qui n’hésitent pas à pointer du doigt ceux qui font des erreurs ? Carnage est l’occasion de montrer les coulisses peu ragoûtantes de ces familles assoiffées de « justice », leur hypocrisie, leur violence.
Par exemple, sur la question de la défense acharnée des enfants dans la société actuelle, la réponse apportée par le texte de Reza est magnifiquement scandaleuse. Les parents n’arrêtent pas de défendre leurs enfants ? Mais les connaissent-ils vraiment, leurs enfants ? Carnage montre bien à quel point les adultes, lorsqu’ils parlent de leurs enfants, parlent de tout, sauf de leurs enfants, des personnes que sont leurs enfants. Ceux-ci ne sont qu’un miroir de plus de leur propre vanité.
Carnage, servi par un impeccable quatuor d’acteurs, est drôle, dit des choses sur les hommes qui se vérifieront à tous les temps et sous tous les climats, mais c’est aussi une machine de guerre, d’une effroyable intelligence, contre les valeurs du monde actuel.