Retour d’actu était à l’avant-première du prochain film de Claude Lanzmann, « Le Dernier des Injustes ». Une plongée dans l’univers de Theresienstadt, ‘camp modèle’ du Reich, à travers le témoignage de Benjamin Murmelstein, dernier responsable du conseil juif du camp.
Le 23 octobre, Claude Lanzmann a présenté l’avant-première de son prochain film, intitulé Le Dernier des Injustes, au Mémorial de la Shoah à Paris. Une œuvre de plus de trois heures, principalement composée de dialogues entre l’auteur et Benjamin Murmelstein, dernier responsable du conseil des juifs du camp de Theresienstadt. Ce camp avait la particularité d’être le camp « exemplaire » de l’administration Eichmann, visant à faire croire que les Juifs internés jouissaient de bonnes conditions de vie. La croix-rouge a visité ce camp deux fois durant la guerre, sans démasquer la supercherie. Les nazis ont aussi utilisé Theresienstadt pour réaliser un film de propagande abject, visible dans le film. Lanzmann avait interrogé Murmelstein, dans son appartement de Rome, en 1975, lors du tournage de Shoah, mais n’avait pas inclu d’extrait de ce témoignage dans son film-phare.
Le Dernier des Injustes met également en scène Lanzmann, de nos jours, revenant sur les principaux lieux dont il est question dans le film : entre autres, la gare de Busovice où transitaient les Juifs vers Theresienstadt, les décombres du camp lui-même, la ville de Nisko, Vienne (où Murmelstein est successivement membre du Consistoire israélite puis, à partir de novembre 1942, membre du Conseil des anciens des juifs de Vienne – source wikipedia).
Theresienstadt, camp de transit vers les camps d’extermination
Benjamin Murmelstein est un homme pragmatique. Alors qu’il raconte son expérience de 1938 à 1945, cadré en gros plan, le spectateur cherche en vain un signe d’émotion. Comme le dit Lanzmann, Murmelstein est un tigre. Sa morale pourrait se résumer à ceci : s’émouvoir ne fait pas avancer les choses, il faut rester froid en toutes circonstances pour effectuer la décision la plus rationnelle. Une méthode qui n’a pas plu à tout le monde, d’où le surnom qu’il se donne ironiquement à lui-même, « le dernier des injustes ».
Un exemple de sa politique : les nazis souhaitaient que Theresienstadt soit un camp modèle (alors qu’il n’était qu’un camp de transit vers « l’Est », c’est-à-dire vers les camps d’extermination polonais). Murmelstein tenait à « satisfaire » les Allemands sur ce point, mais uniquement pour que la valeur du camp à leurs yeux ne leur donne pas envie de le brûler, c’est-à-dire d’expédier tous ses occupants – y compris lui-même – « vers l’Est ». Murmelstein instaure ainsi, en 1944, la semaine de travail de 70 heures dans le but d’embellir le camp (il avait déjà été embelli quelques années auparavant). On peut imaginer les réactions des détenus… Le raisonnement de Murmelstein est le suivant : tant que le camp correspond à ce qu’en attendent les Allemands, c’est-à-dire à l’image d’un camp « modèle », « accueillant », les détenus et lui-mêmes seront épargnés. Il est, en tout cas, le seul chef de conseil juif de ghetto à ne pas avoir été exécuté par les nazis. Il est jugé pour collaboration à la fin de la guerre, et acquitté.
Eichmann, un « démon »
L’ombre d’Adolf Eichmann est toujours présente dans Le Dernier des Injustes. C’est d’ailleurs l’une des principales motivations du film : mettre à mal la théorie de la « banalité du mal » d’Annah Arendt. « Eichmann était un démon », assure Murmelstein, qui l’a bien connu. Et une crapule finie, visiblement, mentant allègrement aux familles juives pour leur extorquer des fonds afin que son service reste indépendant financièrement au sein de l’administration nazie. Le témoignage de Murmelstein dresse le portrait d’un Eichamnn bien éloigné de celui du froid fonctionnaire ne faisant qu’obéir aux ordres. A Nisko, le premier camp de concentration nazi, avec un sourire que l’on imagine sardonique, il annonce aux détenus Juifs que s’ils ne trouvent pas d’eau eux-mêmes, c’est la mort qui les attend.
Le Dernier des Injustes revient sur plusieurs aspects méconnus de l’histoire de l’extermination des Juifs d’Europe. Ainsi, sur la création et la très courte existence de ce camp de Nisko, sorte de « répétition générale » du drame que vivront des millions de Juifs durant la guerre. Le film revient assez longuement sur le projet de les envoyer sur l’île de Madagascar. Un projet abandonné du fait du contrôle de l’île par les Britanniques à partir de 1942.
Lanzmann et l’ombre de Lanzmann
Enfin, dans Le Dernier des Injustes, Claude Lanzmann se met en scène. Il est présent relativement souvent, alors que dans ses précédents films il est presque invisible, il n’est qu’une ombre. Son ombre, d’ailleurs, nous l’apercevons plusieurs fois dans Le Dernier des Injustes. Nous le voyons parlant, lisant, puis quittant la scène avec sa démarche un peu chancelante d’homme qui se dit et se sait « hors d’âge ». Est-ce une manière sobre, élégante, de tirer sa révérence ? Comme s’il voulait commencer à nous habituer à l’idée de sa disparition. Comme s’il passait un pacte tacite avec nous, de manière à ce que nous transmettions à notre tour l’immense message que porte son art, quand lui ne sera plus là.
Les films de Lanzmann ne cesseront jamais de nous poser des questions. A nous rappeler qu’il faut questionner et écouter. C’est-à-dire faire preuve d’humanité, au sens le plus plein et évident de l’expression.
L’une des questions qui resteront toujours en suspens sera celle des motivations de l’auteur lui-même. Pourquoi, lui, seul, Claude Lanzmann, s’est-il fixé cette mission extraordinaire du recueil de centaines de témoignages, échafaudant ainsi l’une des plus grandes œuvres d’art qui soient ? Alors même que l’humanité, une fois qu’elle a commis un crime, fait tout pour le faire oublier ?
Claude Lanzmann, lors de la présentation de son film, a plaisanté sur son âge, et évoqué l’effet sur sa physionomie du « passage du temps » (on le voit, dans le film, en 1975 et en 2013). Le Dernier des Injustes montre, à mon avis, le contraire. A savoir la nullité du passage du temps sur l’âme d’un homme qui ne s’est attaché, sa vie durant, qu’à la transmission de la Parole. C’est-à-dire au respect de la Parole. Celle que l’on recueille, celle que l’on transmet (nous ne parlons pas ici de la parole en tant qu’opinion, mais de la parole vécue, vibrante, bien sûr : celle qui décide du sens d’une vie).
Lanzmann est précisément issu de ce peuple, qu’on le veuille ou non exceptionnel, par qui nous est parvenue la Parole. Ce peuple qui, précisément, a été l’objet d’une haine plus ou moins assumée, refoulée, de la part de tant d’êtres humains, en particulier les fanatiques de la modernité athée post-Révolution française, condamnée à être esclave de sa violence et de son nihilisme, comme le vingtième siècle l’a démontré. Violente en proportion exacte du fait qu’elle choisit sans cesse de ne pas respecter la Parole, de ne pas l’entendre. Et rêve donc, en toute logique, de rayer de la carte le peuple par qui nous est venue la Parole, comme si cela allait résoudre tous les problèmes du monde, comme si le fait de ne plus questionner l’être allait nous épargner tout mal-être. C’est peut-être cela, la maladie de l’humanité que l’on peut nommer, si l’on y tient, antisémitisme. C’est croire que si l’on ne parle plus, la blessure métaphysique qui nous rend indispensable le recours à la Parole se refermera. C’est là la définition de la sauvagerie, le déni pur et simple de la condition humaine, et ce déni est le Mal même. Ainsi, partout où l’on ne respecte pas la Parole, un massacre est en cours de préparation, ou est en train d’être refoulé (mais cela ne revient-il pas au même ? Refouler un crime, c’est préparer le suivant…).
Qui est Claude Lanzmann ? C’est celui qui n’a pas su, n’a pas pu faire autrement que questionner et écouter. Qui n’a pas pu faire autrement qu’être, entièrement, sans relâche, presque obsessionnellement, humain.