La comparaison entre les esclaves d’hier et les salariés d’aujourd’hui peut sembler osée… mais l’est-elle tant que ça après tout ?
Le servage, disparu depuis le XVème siècle, fût aboli en France au XVIIIème siècle ; l’esclavage au XIXème. Mais que signifie « abolir » au juste ? L’étymologie du mot (du latin aboleo) nous rappelle qu’il signifie aussi « effacer le souvenir d’une honte » (Gaffiot). Autrement dit, l’abolition, si c’est bien un acte de suppression, serait également une opération sur la mémoire des peuples. Abolir l’esclavage équivaudrait à éteindre leur colère, jeter le voile sur les souffrances passées, puis tourner les regards vers l’avenir en quête d’espoir et de changement. Opération dont nous connaissons en France l’éternelle répétition tous les 5 ans désormais, au rythme des campagnes présidentielles.
Au delà de cette amnésie volontaire et collective, le changement tant attendu s’est-il vraiment produit ? Existe-t-il une différence radicale entre l’esclave d’hier, dont le statut a apparemment été aboli, et le salarié d’aujourd’hui ?
Durant l’Antiquité, c’est l’esclave qui fait le boulot
L’histoire de l’esclave d’hier commence avec l’esclave de Rome, résultat d’un dressage de l’homme par l’homme sur près de 2000 ans. Le paradigme économique de la Rome antique est relativement simple, les grandes familles romaines recherchent l’indépendance matérielle la plus totale. Le citoyen Romain empile des terres et chasse l’esclave dans le but de manger son propre pain de son propre blé, et fait tisser ses propres vêtements de sa propre laine. Le travail libre est rare, une caste mineure dans l’océan économique comparable aux professions libérales d’aujourd’hui. On devient esclave par dette ou par capture. L’esclave n’a pas le droit à une descendance, c’est pourquoi la Rome impériale s’est lancée dans une conquête perpétuelle jusqu’à s’effondrer sous son propre poids.
L’abolition du servage coïncide avec l’apparition des villes franches et de la bureaucratie, outil indispensable à l’exploitation à distance de la roture par la noblesse.
Autre évolution cruciale, après des siècles de dressage de l’esclave, puis du serf, l’individu a désormais intériorisé son identité de travailleur. On travaille ou l’on prend le risque d’être perçu comme un bon à rien ! Les travailleurs, tous libres et citoyens à présent, s’organisent en corporations filiales. Le travail qui s’arrachait auparavant au prix du sang et des larmes devient l’héritage du père. Le fils héritant du savoir-faire du père chérit cette place qui lui est offerte au sein de la société.
Une fois l’esclave libéré, il se reproduit et s’astreint donc de son propre chef à la discipline du travail, lui et sa descendance. Le prolétaire est né.
La caféine et la mauvaise conscience ont remplacé le fouet
Aujourd’hui, si le salarié est devenu un citoyen libre – du moins si l’on en croit la déclaration des droits de l’homme -, il est, d’une certaine manière, devenu moins cher et plus efficace que l’esclave d’hier. Il n’est plus nécessaire de le chasser ou de le capturer, ni même de le convaincre, c’est lui qui vient à vous demander poliment un poste curriculum vitae et lettre de motivation en main. C’est toujours une grande chance pour lui d’intégrer votre entreprise. De nos jours, l’esclave-salarié typique se vend, se trouve de lui-même 3 qualités indispensables pour être engagé et se hâte de synchroniser ses efforts avec ses semblables. Il ressent le besoin d’être fier de son travail.
La caféine et la mauvaise conscience ont remplacé le fouet, mieux, le salarié perçoit son petit coup de fouet matinal comme un droit, un acquis social allant de soi, parfois même un bienfait puisqu’il faut bien « se bouger ». Ironie de l’histoire, le salarié fait aussi carrière, hommage involontaire à la condition première de l’esclave, chaînes aux pieds et pioche à la main ? Encore une fois, on prend soin « d’oublier » le sens du mot carrière, de la même manière qu’on ne pense pas trop au fait que le mot « travail » renvoie étymologiquement à un instrument de torture (tripalium).
Le « progrès démocratique », simple raffinement du système esclavagiste ?
Comparé à son modèle d’antan, le salarié se reproduit de bonne grâce, est plus rentable, parfois même zélé. Il est généralement content d’être à sa place, ou tout du moins heureux d’éviter le chômage tant redouté. Ce que l’on appelle le « progrès démocratique » ne constitue-t-il donc pas un raffinement global du système esclavagiste, l’application d’un vernis de « citoyenneté » permettant à l’exploitation générale des corps de tourner à plein régime, mine de rien ?
Cependant, il y a bien une différence cruciale entre l’esclave d’hier et le salarié d’aujourd’hui, c’est qu’il n’y a plus que des esclaves. Le système d’exploitation de l’homme par l’homme maintenu, un salarié peut dorénavant être d’une éducation supérieure à son boss. L’homme de pouvoir ne fait plus l’effort de se distinguer par l’attitude ou la culture, il se confond avec l’homme moyen. « Plèbe en haut, plèbe en bas », comme le pressentait Nietzsche.
A bien y regarder, ce n’est donc pas l’esclavage qui fut aboli au XIXème siècle, mais la figure du maître, et avec lui tout espoir d’une noblesse d’esprit et de cœur. « Pas de berger et un seul troupeau ! Tous voudront la même chose, tous seront égaux; quiconque sera d’un sentiment différent entrera volontairement à l’asile des fous », prophétisait Nietzsche par l’intermédiaire de son Zarathoustra.
« Celui qui ne dispose pas des deux tiers de sa journée pour lui-même est un esclave, qu’il soit d’ailleurs ce qu’il veut : politique, marchand, fonctionnaire, érudit. » Friedrich Nietzsche, Humain, trop humain.
Crédit photo : wallyg / Flickr
A lire aussi sur ce blog : la mondialisation, une prison dorée et le calvaire des salariés de Fukushima.
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Bonjour,
Un très bon article.
Merci
Très plaisant à lire, et je vous rejoins dans votre opinon !