« La sûreté est la première des libertés », entend-on souvent depuis quelques temps, à mesure que l’insécurité est perçue comme un fléau social. Il semble pourtant que ce soit la « sécurité pour tous » qui menace la liberté.
L’éditorial du Monde du 12 août 2011 le rappelle en évoquant les émeutes londonnienes : pour les citoyens, « la sûreté est la première des libertés ». Sans trop réfléchir, notre premier réflexe est d’être d’accord avec cette phrase.
Elle est pourtant, si l’on y regarde de plus près, une contradiction dans les termes. Nous allons voir en quoi, et surtout pourquoi notre époque se trompe-t-elle nécessairement lorsqu’elle emploie le terme « liberté ».
Tout d’abord, la « sûreté », au sens où on l’entend aujourd’hui, est une donnée exogène à l’individu ; il s’agit de gérer la société, les cadres de vie, de manière à ce que la personne ne soit pas dérangée pour accomplir son existence. On voit donc mal comment la sûreté pourrait être une liberté, puisqu’elle n’est pas directement agie par l’individu qui en est l’objet. Au mieux, on devrait donc dire que la sûreté est une condition de la liberté, peut-être un « droit », mais certainement pas une liberté.
Ô liberté, que de contresens on commet sur ton nom !
De la même manière, tout dépend de la définition que l’on donne au mot « liberté ». Dans un article récent sur les révolutions arabes, nous rappelions que le mot « liberté » est très souvent mal interprété. Nous devrions pourtant nous accorder sur une chose : à quoi voit-on qu’un individu est libre ? Quand il prend des risques. Quand il dépasse des lignes jaunes. Quand il déborde. Quand il ne fait pas tout ce pour quoi on a tenté de le programmer. Quand il gène, dérange, provoque de la haine, des procès, du ressentiment. Bref, quand il empêche les choses autour de lui de fonctionner normalement, la conscience tranquille.
Autrement dit, il paraît totalement illusoire d’associer les mots « liberté » et « sécurité des individus », cette dernière désignant au contraire les efforts permanent effectués afin de codifier, normaliser l’existence des gens, empêcher les débordements. Donc, pour parler plus clairement, permettre à notre culture en phase terminale une belle et reposante agonie (ce n’est d’ailleurs pas un hasard si notre époque incroyablement vieille dans sa manière de ressentir les choses a inventé les unités de soins intensifs, si elle est littéralement obsédée par la médecine, si elle tend les deux oreilles dès que l’on parle de sécurité : elle ne sait plus se défendre).
Pour ce qui est de la sûreté, on peut voir à quel point elle empiète sur la liberté des individus en établissant, petit à petit, un principe de surveillance généralisée. On sait bien, pourtant, que la liberté ne s’instaure pas, qu’elle est toujours à conquérir par une voix, une voix qui doit précisément refuser le contrat social qui lui promet, en échange de son silence, une « sûreté » exemplaire (il serait facile de vérifier que depuis le temps des cavernes, en passant par le Moyen-Âge, les tyrannies successives ont exploité les masses en échange de la « sécurité des personnes »…).
Pourquoi appeler l’instinct de soumission la « liberté » ?
Pourquoi ne faut-il pas le dire publiquement ? Pourquoi faut-il sans cesse « rassurer » ? Pourquoi lorsque nous sommes soumis, on nous dit que nous sommes « très dignes » ? Pourquoi a-t-on transformé le goût de la liberté, qui a, de tout temps, été plutôt assimilé à ce qui sort, ce qui se délivre, ce qui s’extirpe tant bien que mal, d’un programme, pourquoi le transforme-t-on en son contraire, c’est-à-dire le goût d’être manipulé, l’envie qu’un État monstrueux s’occupe de nous, l’envie de ne vivre que dans un monde apaisé, plat, réglementé, c’est-à-dire une sorte de prison ?
La réponse est dans la question : nous faisons passer la « sûreté » pour une liberté dans la mesure où c’est peut-être le seul ersatz de liberté qu’il nous reste, dans un monde menant une guerre totale à toute divergence individuelle. La liberté individuelle est tout simplement en voie de disparition au profit de la « liberté pour tous », la « sécurité pour tous », c’est-à-dire en dernière analyse la liberté de pouvoir crever en paix. L’insécurité est refusée aux individus, et c’est bien par là que l’on interdira la vraie liberté, on sera de plus en plus puni pour s’être mis en danger (morale de mère), mais applaudi pour avoir mis « toutes les chances de son côté » (morale de lâche). Scandaleuse supercherie survendue, évidemment, un peu partout aujourd’hui. On n’a que ça en magasin (et d’ailleurs, que font beaucoup de révoltés, aujourd’hui ? Ils se révoltent en grande partie pour mieux piller les magasins, et pas trop les librairies et leurs livres chiants).
La connaissance concernant la signification réelle, historique, philosophique, du mot « liberté » disparaît irrémédiablement. Et c’est par une profonde honte, un besoin violent de combler ce vide, que la « liberté » est aujourd’hui mise à toutes les sauces. Ou plutôt, que l’on fait porter à toutes les recettes minables de mieux-vivre qui sont à peu près les seules œuvres que nous soyons encore capables d’inventer, le sceau du mot « liberté ».
Mais bon, paraît-il que ça fait vendre des T-shirts.
Crédit photo : adeupa de Brest / Flickr
D’autres coups de gueule sur Retour d’actu, dont ce papier sur le fait d’appeler des gens soumis des gens « dignes », cet autre article sur les révolutions arabes et la place de la liberté dans tout ça,