Paris-plage nuit gravement à la santé mentale

Paris-plage rend discrètement fou certains parisiens, qui se mettent à adopter des comportements pour le moins irrationnels.

En cette belle journée d’été, un jeune couple se prélasse sur le sable. Tous les deux sont en maillot de bain. A les considérer, on se dit qu’ils laissent les rayons du soleil sécher délicieusement leur peau, frissonnent à mesure que l’eau s’évapore, goutte à goutte, procurant à chaque fois ce petit frémissement de plaisir. Puis ils échangent quelques mots, se lèvent. La fille s’habille d’un T-shirt et remet son soutien-gorge, porte sa serviette en pagne pour quitter son bas de bikini. Le garçon, un peu hagard d’être resté si longtemps allongé, ôte son maillot et remet son caleçon.

Tout paraît normal ? Non, car nous ne sommes pas à Narbonne-plage, ni aux Sables d’Olonne, ni à Deauville, ni à Hawaï, mais à Paris. Et à Paris, c’est con à dire, mais y a pas la mer.

D’où une question qui me tarabuste depuis que j’ai assisté à cette scène : pourquoi, mais pourquoi donc est-il nécessaire de mettre puis d’enlever son maillot de bain alors que l’on ne s’est pas baigné ? Que quelqu’un nous explique par quel mystérieux raisonnement qui m’échappe ressentent-ils le besoin de, si sérieusement, sans la moindre ironie, sans avoir l’impression de faire quelque chose de bizarre, avec cet air blasé propre aux vacanciers du monde entier, se changer sans, pour cela, avoir eu besoin de se baigner ?

Les plages modernes n’ont même plus besoin de la mer pour en être

Ne pouvaient-ils pas bronzer en caleçon ? Ou estiment-ils mieux bronzer en maillot de bain ? La transpiration rend-elle un bikini sale ? Mais auquel cas, pourquoi ne changeons-nous pas de caleçon une ou deux fois par jour ?

Ainsi, de la manière la plus naturelle du monde, la nouvelle humanité s’est mise à croire aux incursions festives qu’on lui propose. Elle dit « oui » à Paris-plage, à la fiction Paris-plage. Elle dit « oui » à ce qui n’existe pas, parce qu’on lui a formellement assuré que cela existait. Et elle joue le jeu de bon cœur, avec sérieux, sans la moindre arrière-pensée, avec une application de garçonnet, un sang froid désarmant qui ôterait l’envie à quiconque de la critiquer. Elle n’est même pas particulièrement enthousiaste, cette humanité, elle se contente de bien peu, d’une plage-sans-mer, et même elle s’emmerde banalement sur cette innovation, comme tous les plagistes s’emmerdent en bronzant sur les plages-avec-mer (c’est-à-dire, ce qu’on appelait il y a quelques années les « plages » tout court, mais on parlera bientôt de « plages-avec-mer » comme on parle aujourd’hui de « chambres-avec-vue »). Elle ne fait étalage que d’un bonheur tout à fait modeste, sommaire, presque accessoire.

Après tout, il y a « plage » dans le nom « Paris-plage » ; en toute logique, c’est bien que l’on doit être à la plage lorsque l’on est à Paris-plage. Et à la plage, on met son maillot, et on le quitte en partant. Quoi de plus normal ? Vous me dites qu’il n’y a pas la mer, donc pas de maillot à mettre ? Mais voyons, la plage, c’est pas que la mer ! Quelle vision réductrice : la plage a beaucoup progressé, ces derniers temps. Elle s’est mise à la page. La preuve, il y a Paris-plage. Mais bientôt, nous aurons aussi des plages en pleine forêt. Fontainebleau-sur-plage. Puis Montagne-sur-plage. Banlieue-sur-plage. Usine-sur-plage. On fera ainsi, de plus en plus, du surplage. Du surplace sur plage, ou du surplage sur place.

Le monde est devenu magique : il suffit de dire « plage » pour qu’ils se croient à la plage

On aurait presque envie  de se lancer dans une carrière de dictateur, en voyant à quel point nos citoyens, « adultes » seulement par le nombre des années, sont devenus monstrueusement faciles à manipuler, et encore manipuler est un mot faible. On devrait dire : faciles à posséder. Le moindre maire d’une obscure commune peut se faire magicien d’Oz. « Il dit « plage », et la plage fût. »

Faites l’expérience : prenez un point d’eau où la baignade est interdite. Amenez quelques tonnes de sables et disposez-le à côté, en bandes. Lancez une campagne de communication. Dispersez quelques discours, c’est-à-dire une énième resucée de grandes idées vides. Dites, avec un air de sérieux irréprochable, que les gens vont avoir à leur disposition une « plage ». Installez quelques jeux pour enfants, organisez-y des concerts multi-tendances, annoncez un budget. Ouvrez ça au public. Et en quelques minutes, le miracle s’accomplit : vous verrez arriver des types en maillots de bain.

Autre exemple : prenez un peuple calme et organisez une élection pour désigner qui sera leur grand chef. Proposez plusieurs candidats qui ont l’air de se détester mais dont les objectifs personnels sont, finalement, assez proches. Dites que certains partis extrêmes sont dangereux pour la démocratie, alors même qu’ils n’ont aucune chance d’accéder au pouvoir. Commémorez les héros du passé qui ont donné leur vie pour instaurer le droit de vote. Parlez de « choix décisif » à faire, de « dignité » du citoyen à restaurer, de « souffrance des Français » à soulager. Et, miracle, se présenteront, le jour et à l’heure prévus, dans les écoles primaires, des cohortes de gens qui feront sagement la queue pour glisser un bulletin dans l’urne.

Époque magnifique où l’on n’a même plus besoin de fouetter les esclaves. Il suffit de les raisonner un peu, d’être bons, gentils, compréhensifs. Et ils se montreront tout à fait coopératifs, plein de bonne volonté pour exécuter incessamment des actions insensées en avalant plus de couleuvres que jamais peuple n’en a avalé.

Crédit photo : marsupilami92 / Flickr

D’autres points de vue sur Retour d’actu, dont ceci sur l’excellente santé de la servitude volontaire dans nos contrées, également cet article moquant le besoin de sécurité excessif de nos concitoyens, cet autre analysant les rapports entre le statut d’esclave et celui de salarié, cette analyse sur la manière avec laquelle des « ennemis jurés » de la scène politique n’ont pas l’air de se haïr tant que ça au final, enfin ce papier qui réhabilite l’abstention.

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