« Orphée et Eurydice », sous l’emprise de Pina Bausch

Orphée et Eurydice, chorégraphie de Pina Bausch, est repris à l’opéra de Paris. La chorégraphe retrouve, par son art, la grandeur du mythe.

Recevoir une chorégraphie de Pina Bausch est toujours une expérience exceptionnelle. L’an dernier, à l’opéra de Paris, premier choc avec Le Sacre du printemps. En ce début d’année, la même troupe reprend Orphée et Eurydice, pièce basée sur un récit mythologique. De nouveau un grand moment de danse.

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Eurydice, femme d’Orphée, meurt, mordue par un serpent. Orphée, désespéré, se rend aux enfers pour persuader Hadès, qui y règne, de ramener sa femme chez les vivants. Celui-ci le lui permet, à une condition : que, durant le trajet du retour, pas une seule fois Orphée ne se retourne vers sa femme marchant derrière lui. Orphée et Eurydice s’apprêtent donc à quitter les enfers, mais, alors qu’il n’a plus qu’un pas à effectuer pour en sortir, Orphée se retourne vers Eurydice et la perd à jamais.

La miséricorde divine plane sur l’œuvre

L’action est vue de très haut. Depuis le niveau des dieux, en fait. Une atmosphère de pitié divine empreint cette œuvre. On voit des humains se perdre. Se piéger eux-mêmes. Être pris de folies, individuelles ou collectives. Être incapable de communiquer, de se regarder. Ils se rassemblent parfois, par à-coups, pour conjurer leur angoisse de mort (comme dans la chorégraphie du Sacre). Ces moments de danse en groupe sont d’ailleurs d’une beauté, d’une gravité sans équivalent.

La grâce, chez Pina Bausch, est particulièrement émouvante, parce qu’elle prend sa source dans des corps blessés. Condamnés à vivre dans la peur, la haine de soi, la saleté (que l’on se souvienne de la terre maculant les corps des danseurs dans Le Sacre du printemps). Dans une vision très judéo-chrétienne, la chorégraphe estime que l’homme est fondamentalement infirme. On remarquera d’ailleurs la présence obsédante d’un drap rouge, comme dans le Sacre, représentant, en quelque sorte, le péché originel, la blessure fondatrice. Mais ces erreurs-sur-pattes que sont les hommes et les femmes peuvent faire preuve,  tout à coup, d’une élégance incroyable. Dégager une sensualité éclatante. Dès que les corps se mettent à danser, ils sont comme portés par un courant de beauté ascendant. Sauvés.

Ce regard paradoxal de Pina Bausch sur les hommes, empli à la fois d’admiration et de lucidité, constitue le charme principal de son style.

Orphée humain, trop humain

Sous cet angle, on comprend vite pourquoi elle a choisi de s’intéresser au personnage d’Orphée. Un homme capable de courage (aller aux enfers), capable de faire changer d’avis une divinité, mais aussi humain, trop humain. C’est-à-dire pressé, impatient, inquiet. Ruinant sa quête en souhaitant, une seconde trop tôt, revoir l’amour de sa vie. Possédé, une fois de trop, par ses pulsions, sa fragilité.

On remarquera également avec quelle cruauté Pina dépeint les femmes et leur tendance à l’autodestruction. Voir, par exemple, ces gestes clairement suicidaires qu’elle fait effectuer aux danseuses ; on croirait qu’elles se plongent un couteau dans le corps, qu’elles se frappent le ventre pour avorter, qu’elles se maudissent, prisonnières de leur corps si lourd à porter. Si l’homme a tendance à détruire son plaisir par impatience, la femme a tendance à se détruire tout court.

Des danseurs possédés par l’esprit de Pina

Quand une pièce de Bausch est dansée, la scène est comme transformée. Devient son royaume obscur. On ne la reconnaît plus. On redécouvre l’espace. La danse. La profondeur du silence. Notre esprit critique est balayé, tant nous nous sentons surplombé par cette vision chorégraphique venue d’un au-delà. Quelle connaissance intime des corps, de leurs mouvements bien sûr, mais aussi des psychologies. Quelle intelligence proprement diabolique. Elle tient le système. Une pièce comme Orphée et Eurydice, de par sa richesse infinie, mériterait d’être connue par cœur. Il faut la voir, la revoir, la méditer, comme un texte sacré.

Bausch ne possède pas seulement les trois dimensions de la scène, mais aussi l’esprit des interprètes. Difficile de faire ressortir des performances individuelles lorsque le chorégraphe est, comme ici, maître incontesté. Bausch, en prêtresse qu’elle est, en sorcière, en magicienne, décuple le talent de n’importe quel artiste. Leur insuffle du sens. On les redécouvre, eux aussi. Il faut voir n’importe lequel des seconds rôles s’investir corps et âme, avec une intensité rare, pour chaque seconde de sa présence en scène.

Qu’est-ce qu’une pièce de Pina Bausch ? Une communion, au sens le plus religieux du terme, autour de la danse. Une démonstration, d’une logique implacable, que c’est cette activité qui sauve l’humanité, en général comme en particulier. L’Évangile de la danse. Ce qui fait de l’existence autre chose qu’un raté.

« Dansez, dansez, sinon nous sommes perdus », disait-elle. C’est plus vrai que jamais dans Orphée et Eurydice.

Crédit photo : Agathe Poupeney/Opéra National de Paris

D’autres critiques de Orphée et Eurydice à l’opéra de Paris sur le blog « A petit pas » et sur « Danses avec la plume ».

 

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