La société américaine Amazon a récemment déclaré vouloir supprimer le métier d’éditeur grâce au livre électronique. Le groupe de e-commerce officialise ainsi sa déclaration de guerre à la grande littérature.
Les grands groupes multinationaux font toujours de beaux efforts de communication pour nous dire qu’ils veulent rendre le monde meilleur. On a vraiment envie de les croire. Mais, tôt ou tard, ils se trahissent.
Ainsi Amazon, le géant du e-commerce qui, vantant les mérites du livre électronique, a affirmé dans Le Monde du 21 octobre 2011 : « Les seules personnes nécessaires dans l’édition sont maintenant le lecteur et l’écrivain. » Exit le métier d’éditeur, donc. Dire cela, c’est nier un pan fondamental de la littérature. Par contre, c’est avoir très bien compris comment faire plus de pognon rapidement. Ouf ! Nos démocraties de marché peuvent respirer. L’essentiel est sauf.
Proust et Céline, deux coups de poker d’éditeur
Car l’éditeur a toujours eu un rôle capital dans le développement de l’art littéraire, tout comme le mécène éclairé dans l’histoire de la peinture. Beaucoup de chefs-d’œuvre sont des coups d’édition. Proust ou Céline, par exemple, excusez du peu. Par ailleurs, certains textes sont arrivés jusqu’à nous parce qu’on a pris le soin de les éditer. Si Verlaine n’avait pas cherché, très tôt, à rassembler et publier les textes de Rimbaud (même si Verlaine n’était pas éditeur lui-même), peut-être aurait-on une connaissance bien inférieure, et pourquoi pas quasiment nulle, de ce poète majeur. Dans leur rapport avec les auteurs, les éditeurs jouent aussi un rôle qui peut devenir fondamental : distiller des bons conseils pour faire d’un débutant un écrivain. Et ce savoir-faire n’a pas de prix.
Bien sûr, il faut aussi dire que beaucoup de maisons d’éditions ne jouent déjà plus leur rôle, ne cherchent qu’à faire du fric, et qu’il est donc logique qu’elles disparaissent, car elles ne méritent plus le qualificatif d’éditeur depuis un certain temps. On peut aussi imaginer qu’à l’avenir, des éditeurs indépendants, y compris sur le Web, continueront de proposer un certain regard sur la littérature. Mais ils seront des résistants.
L’exposition autour de la famille Stein, qui se tient en ce moment au Grand Palais (Paris), montre bien l’importance de certains mécènes et amateurs supérieurs dans l’histoire de l’art, pas forcément artistes eux-mêmes, mais ayant un flair incroyable. Ceux qui, en direct, sont capables de vous dire que Matisse et Picasso seront les géants de demain alors que personne ne les connaît. Ces gens sont rares, et Amazon, en souhaitant court-circuiter le métier d’éditeur, de médiateur, a pour objectif de manipuler directement les contenus écrits en empêchant toute hiérarchisation entre le blabla social qui rempli 95 % des pages des romans qui sortent aujourd’hui, et le peu de littérature qui respire encore.
Liaisons dangereuses entre l’égalitarisme et le capitalisme
L’économie de marché avance depuis longtemps main dans la main avec la démocratie, et aussi avec sa caricature, le populisme, qui n’est pas seulement un courant politique. Amazon et tous les fanas d’économie libérale font depuis longtemps du populisme culturel, en prônant la « démocratisation de l’art ».
Le problème, c’est que les gens qui croient défendre des idéaux égalitaristes en défendant cet « art pour tous », défendent aujourd’hui, sans en être conscients manifestement, le mode de développement économique de groupes comme Amazon, Facebook ou Google ; ce sont eux, aujourd’hui, qui recyclent les valeurs que l’on croit encore être les valeurs des droits de l’homme, mais qui sont devenues les valeurs du commerce pur et simple. Le monde a changé de sens, les amis. Il serait temps de vous en apercevoir avant de tomber tout cru dans leurs fichiers clients. D’autant plus si aucun éditeur, enseignant ou libraire n’est là pour vous apprendre à faire la différence entre Stendhal et Florian Zeller.
Car il est bien sûr dans l’intérêt des groupes à grande force de frappe publicitaire que l’on croie dur comme fer à la « culture pour tous » ; les vendeurs rêvent tous d’avoir accès directement aux acheteurs, à s’introduire dans leur intimité sans aucun intermédiaire pour que leur esprit critique soit littéralement court-circuité, rendu hors d’état de nuire. Et ainsi leur servir la soupe populo-littéraire qu’ils réclament pour perpétuer leur endormissement en les « faisant rêver ».
L’homme qui doute ne fera jamais un bon consommateur. Mort à lui !
Pour se défendre, voici ce que vous dira Amazon : « N’est-ce pas que le lecteur n’est jamais mieux servi que lorsqu’il n’y a aucun intermédiaire, et donc aucune différence entre ce qu’il lit et lui-même ? N’est-ce pas là la victoire de la démocratie ? » La disparition plus ou moins programmée du métier de libraire va dans le même sens que l’attaque coordonnée contre le métier d’éditeur. Il s’agit de délégitimer tout ceux qui pourraient jouer le rôle de guide, d’élite, de personnes qui savent et qui se situent, sur un certain plan, au-dessus des autres. Il est évidemment dans l’intérêt d’Amazon de délégitimer la moindre élite ! Une élite est nécessairement douteuse, pour un capitaliste bien portant, dans la mesure où l’homme intelligent est précisément celui qui doute, donc qui n’achète pas n’importe quoi de manière compulsive. Une élite freine donc l’épanouissement du capitalisme, empêche les gens de jouir de la vie, c’est-à-dire de sortir leur porte-monnaie en un temps record.
Le point de mire est pourtant évident : écouter la masse des lecteurs pour faire disparaître le lecteur, cet homme dangereux qui échappe aux mouvements de mode. Leur proposer une foule d’écrivains remplaçables pour faire disparaître la figure de l’écrivain, du grand artiste.
Par conséquent, si l’on suit cette logique, tout ceux qui estiment encore que la littérature est un moyen de se sortir de soi, d’échapper enfin, quelques heures, au blabla envahissant, à la bêtise planétaire, de s’élever par la langue, bref d’opérer ce qu’on pourrait appeler une révolution personnelle, peuvent aller se faire voir ailleurs. L’homme moyen et ses envies moyennes sont mis sur le piédestal du commerce équitable dans les deux sens.
On lira du pré-lu comme on mange du pré-mâché
Article un des droits de l’homme moyen : On lira ce qu’on a envie de lire ! Du pré-lu, comme on mangera du pré-mâché. Et surtout pas, par exemple, un livre un brin difficile d’accès, demandant un tantinet de concentration, dans lequel on ne se reconnaisse pas au bout de cinq lignes, mais qui pourrait nous rendre plus intelligent, plus courageux, plus distant, plus critique. Non, on piochera dans ce qui nous ressemble déjà, ce qui correspondra aux « like » (ou « j’aime ») de notre compte Facebook ou à nos derniers achats sur Amazon. N’est-ce pas se simplifier la vie ? Et combler l’éternelle soif de paresse de tout un chacun ? Franchement, pourquoi s’emmerder à lire ce vieillot de Lamartine si, deux lignes en dessous, apparaît le délicieux nom de Marc Lévy ? L’effort, la lecture, tout ça, ce sera pour plus tard, toujours plus tard… Continuons comme ça, Amazon se frotte les mains, tout comme les futurs dictateurs qui nous gouvernerons tôt ou tard parce que nous les appelons de nos vœux.
La paresse et l’ignorance ! Voilà à quel zéro intellectuel nous amène notre obsession de l’égalitarisme, et notre naïveté à confier nos destins à des firmes à fric qui savent si bien flatter notre narcissisme en nous caressant dans le sens du poil. Ces grands groupes de décérébrage massif ont de beaux jours devant eux. Parce qu’ils vous aiment, vous, hommes du commun, sans identité précise, parce que vous le valez bien. Le leur rendrez-vous en achetant leur produits ? Normalement, il devrait rester toujours des gens assez orgueilleux pour refuser d’avoir ces vies dictées d’avance, donc d’avance foutues. Et ce seront nécessairement ceux qui sauront ce que signifient les verbe « lire », « écrire » et « publier ».
D’autres points de vue sur Retour d’actu.
Remarquable article dont je partage l’idée !
Merci beaucoup !