On parle de plus en plus de « poésie du quotidien ». Preuve que quotidiennement, la poésie est de plus en plus éloignée de nos préoccupations ? Réflexions et exemples…
« La plupart des hommes ont de la poésie une idée si vague que ce vague même de leur idée est pour eux la définition de la poésie. » Cette célèbre constatation de Paul Valéry a traversé le vingtième siècle intacte. C’est la définition, ou plutôt l’anti-définition la plus fréquente de la poésie, qui serait une sorte de langage contre-rationnel, contre-lucide, peu précis.
Mais en plus de ce « vague » qui semble caractériser en premier lieu la poésie pour le quidam, un nouvel élément s’est fait jour, à l’aune de notre époque de marchands, faite pour les marchands, par les marchands : la « poésie dans les objets quotidiens ». Il suffit d’ouvrir Les Échos du 25 février 2011, aux pages « Week-end ». Il nous y est dit que la poésie « s’invite » dans les objets les plus basiques comme les « radiateurs », grâce à des designers.
L’art mis à la portée des caddies
La poésie « s’invite » donc, où elle veut, ce qui implique qu’elle n’a pas de complément d’agent, qu’elle n’est issue d’aucun corps humains particuliers que naguère on appelait les « poètes » ; c’est une donnée à disposition. Mais allons au décisif : il s’agit aujourd’hui, grâce à la poésie, de respecter les objets en tant qu’objets. « D’habitude, le radiateur […] est un objet que l’on cherche plutôt à faire oublier. Il était d’autant plus intéressant d’en faire un terrain de créativité, pour élever son statut », estime un designer. Aussi absurde que cela puisse paraître, notre humanisme de pacotille est en train d’avoir réellement pitié des objets laissés-pour-compte, des objets SDF, des objets exclus de notre magnifique présent festivisé, anémié et colorié comme le dessin d’un enfant en bas âge. Jugez plutôt :
En plus de demander instamment la rédaction d’une déclaration des Droits de l’objet, on signalera qu’aujourd’hui, ce sont les designers qui semblent les mieux placés pour parler d’art et de poésie – ils ont l’argent de leur côté, c’est-à-dire l’achat du mensonge. Car il s’agit moins de poétiser quoi que ce soit que de déguiser notre réalité moderne et factice derrière un costume d’inspiration traditionnelle, vieillotte ; et quoi de plus vieillot, dépassé, jauni, que la « poésie » ? Le crash culturel que nous vivons depuis 20, 30 ans, n’échappe à personne ; mais pour n’avoir pas à le voir en face, nous couvrons la moindre chose d’un ersatz de passé glorieux. Et ça nous donne la poésie sur radiateur. L’art mis à la portée des caddies.
A quand l’incrustation, par un designer et un agitateur culturel littéraire, de Hamlet sur une cuvette de chiottes ? On pourrait faire un article. « Grâce aux grands anciens, notre merde acquiert un nouveau statut. »
Les radiateurs sont en pleine révolution idéologique
Ce qu’il faut maquiller à tous prix, c’est notre obsession pour l’utile qui va de paire avec un néant spirituel criant, la limitation de notre cerveau à n’envisager quasiment rien d’autre que ce qui est utile. Pour ça, il faudra parler le plus souvent possible de créativité des designers, de l’importance indiscutable des relations entre le monde de la culture et l’entreprise, du bien-fondé obligatoire des festivals de théâtre et de poésie, du caractère indispensable des écoles d’art, etc. On insistera sur ces points à mesure que la poésie, l’art dans son expression la plus sauvage sera de plus en plus improbable, imprononçable, irrecevable. Mais continuons sur la description, dans Les Echos, de nos radiateurs chéris en pleine révolution idéologique.
« Spectaculaires, ces radiateurs illustrent bien la tendance actuelle à revisiter les objets du quotidien, ceux que l’on ne voit plus tellement ils sont devenus banals. A l’heure où la décoration de son petit intérieur n’a jamais pris une telle importance, il n’y a rien d’étonnant à voir de plus en plus de produits retrouver un nouveau souffle et se parer de poésie. » Qui ne rêve pas d’un papier-cul phosphorescent, brillant parmi nos « petits intérieurs » que nous décorons activement à mesure que notre vie affective suit un encéphalogramme plat ? Nous passerons sur les mille remarques à faire sur la manière dont les phrases de ce néo-langage sont construites, sur l’usage systématique de l’oxymore pour créer une originalité de façade, de l’hyperbole pour donner une signifiance à un propos insignifiant, etc.
Le mythe de la « réappropriation » des choses du passé
Philippe Muray avait pointé du doigt tous ces tics de langage, y compris cette espèce de mythe de la « réappropriation » de toutes choses ; il s’agissait, par exemple avec Paris-Plage, de « réconcilier les Parisiens avec la Seine » ; plus récemment, une fête de la jeunesse initiée par Jeannette Bougrab avait pour objectif de « faire tomber les clichés sur la jeunesse ». A la moindre action culturelle, on tentera de vous faire « redécouvrir » tel ou tel auteur, tout comme la moindre excursion aura pour but de faire en sorte que vous « voyiez d’un regard nouveau » le pas de votre porte… Cette tendance montre, en tout cas, que chacun est bien conscient que le monde a été escamoté, et qu’en conséquence, on ne peux plus parler des choses qu’en termes de renouvellement factice, qu’en adoptant un « nouveau regard » sur l’ombre de ce qui fût. L’archéologie comme mode primaire d’existence. Heureusement que les vrais poètes sont là pour nous permettre de rire de ce ravage.
Malgré leur ton apparemment ironique, nos novlangueurs, eux, ne font rire personne. Dans leur démarche, il n’est pas question d’instaurer un recul humoristique, mais de rassurer, d’essayer de rendre agréable au lecteur la vision du mortifère contemporain, comme lorsqu’ils veulent nous faire avaler qu’un radiateur puisse être « spectaculaire », ou qu’une alarme anti-incendie « dédramatisée » par un design sympa, « s’inspirant du clin d’œil » (exemple tiré des Échos). Les auteurs savent très bien à quel point ils n’ont pas intérêt à prendre au sérieux la poésie d’antan, tout comme ils n’ont pas intérêt à prendre au sérieux la volonté actuelle « d’inviter la poésie dans le quotidien », puisqu’il crève les yeux qu’elle est significative d’une misère culturelle extrême.
« La créativité est en plein regain. » En est-on sûr ?…
Cela nous donne donc des phrases de ce type, en permanence le cul entre deux chaises, puisqu’elle se refusent tout bonnement à prendre quoi que ce soit au sérieux : « Cent fois remis sur le métier par les designers, les chaises, canapés et luminaires ne sont, en effet, plus les seuls à se voir offrir des réflexions poussées. Car, pour le public, il est beaucoup plus facile de changer son porte-parapluies que de renouveler sa table. »
Ou encore : « Aujourd’hui, la créativité est en plein regain. Et écharpes, vestes et autres doudounes ont l’embarras du choix. »
Une dernière pour la route : « Même les objets a priori un peu ingrats ont désormais leur mot à dire. Le seau Buck en gomme de silicone, conçu par N. Glennie et diffusé par Virages, ne dépasse pas 5 centimètres d’épaisseur lorsqu’il est plié. Ouvert, il peut contenir 7 litres. Le tout avec un fini mat on ne peut plus tendance. »
Écoutez, dans ce ton émanant certainement d’un « sourire qui ne rit pas » (expression de Philippe Muray à propos du sourire de Ségolène Royal), notre basse époque se couvrir. Se couvrir comme une mère qui se sent coupable de si mal éduquer son gosse. Se couvrir de honte de faire preuve d’autant de médiocrité, de parler de poésie et d’art alors même que tout est fait pour massacrer la sensibilité de tout un chacun avant 6 ans en faisant donner l’arsenal des iDaubes.
La religion est derrière nous, les croyances primaires devant
« Aujourd’hui, les gens sont sensibles à la durabilité des produits. Ils ont envie d’acheter des choses utiles, qui leur plaisent vraiment. Et qui deviennent ainsi intemporelles. » On sent venir dangereusement les vieilles superstitions, à tendance animiste, que notre culture croyait avoir laissées derrière elle ; en réalité, elle régresse, et va donc retrouver non pas le lustre d’antan, mais le rustre d’antan.
Il y a là, en réalité et très précisément, une tentative d’empêcher tout corps de ressentir de la poésie dans son quotidien, une tentative de s’emparer du mot « poésie », de sa signification, pour l’escamoter elle aussi, en faire de l’argent, tout comme le monde de l’art est devenu le marché de l’art, et le monde de la culture, bien trop souvent, celui de l’agitation culturelle.
Nous pouvons difficilement finir ce papier sans rappeler, en quelques mots, ce que nous entendons par le mot « poésie ». Le tempérament poétique, c’est parvenir à jouir et rire malgré l’insolente santé de ce scandale que constitue le monde qui nous entoure. C’est réussir à concilier l’idée que les choses soient extrêmement sérieuses, et extrêmement bouffonnes. La poésie digne de ce nom est rapide, lucide, clairvoyante et gaie ; elle n’a pas le choix, pour garder l’équilibre. Elle chante dans le supplice. Elle jouit dans le capharnaüm. On est toujours poète en enfer. Elle considère la mort, la maladie, le grotesque, l’horreur, tout aussi bien que leur inverse, et vit de contradictions, ou plutôt de confrontations. Elle vit des cinq sens, tout comme un corps humain peut se tenir tout juste en équilibre entre deux abîmes qui le nient.
Le misérable blabla ramolli au micro-ondes qu’on nous sert à chaque seconde en tant que nourriture spirituelle a toujours été son ennemi juré et le restera.
Crédit photo : biphop / Flickr
D’autres points de vue sur Retour d’actu, dont une analyse sur la servitude volontaire « fun », et sur le fait que les lecteurs sont des hommes dangereux.