L’appareil photo ? On ne peut plus le voir en peinture !

Dans les musées, la plupart des visiteurs prennent en photo la moitié des œuvres avant de filer. Un acte à la limite de l’irrationnel, qui témoigne de la grande incapacité, et même de la peur de la plupart de nos congénères de ressentir des émotions.

 

Tout le monde s’est fait au rituel : dans les musées, la plupart des visiteurs, munis d’un appareil photo, défilent mollement devant les œuvres, les prennent en photo à main levée, et filent. Le tout en une poignée de secondes.

Il n’est plus de bon ton de critiquer ce « réflexe de l’appareil photo », dans la mesure où « c’est déjà bien que les gens aillent dans des musées » et que « chacun a le droit de vivre les œuvres d’art comme il le souhaite » (car comme d’habitude, la plupart des gens défend bec et ongles ce que fait… la plupart des gens). En effet, mais ce n’est pas soutenir le contraire que de dire que pour un amateur d’art, prendre un tableau qui lui plaît en photo n’a qu’un intérêt mineur.

« Ils photographient des photographies »

Car au mieux, une photo restituera quelque chose comme 50, 60 % des émotions contenues dans une œuvre. Et encore, si la photo est correctement prise, avec une balance des blancs travaillée, pas de bougé, un bon éclairage, etc., réglages que même un professionnel met une dizaine de secondes à effectuer.

Bien sûr, certaines manières de prendre en photo des œuvres semblent compréhensibles : ainsi, on peut imaginer qu’une personne souhaite être prise devant une œuvre dont la vue constitue un évènement dans sa vie, la réalisation d’un rêve enfin accompli. Mais pour autant, on ne va pas se mentir : il n’y a que très peu de gens pour qui la rencontre avec une œuvre représente un évènement plus décisif que la réfection complète de leur salle de bain.

D’autres amateurs peuvent vouloir zoomer sur une partie d’un tableau pour en retenir un détail plaisant, une couleur. Mais ce ne sont là que menus plaisirs, incomparables avec l’émotion que peut provoquer la rencontre avec une œuvre. Car que dirait-on d’un homme qui prendrait inlassablement en photo des corps de femmes sans jamais s’y confronter ?

Ces millions de photos que l’on n’a pas besoin de connaître

Sans compter que ces photos, une fois vues au retour et montrées à des amis, sont finalement stockées quelque part et quasiment jamais revues, réutilisées. Pourquoi donc, si cet acte n’a apparemment que si peu d’intérêt, pourquoi donc la plupart des touristes le pratiquent si intensément ?

La réponse est simple : par incapacité totale d’avoir une réaction intelligente face à ce qu’ils ont devant les yeux. Et surtout par peur de voir cette incapacité en face, cette « inhabileté fatale » (pour citer Rimbaud). Quand on ne sait pas dire « je t’aime », on prend une photo, on envoie un SMS, on se rabat sur l’appareil, sur la machine, sur le gadget, le substitut, le cliché (et l’on n’oublie pas Hitchcock, qui dans Fenêtre sur cour rappelait précisément de quelle partie du corps il fallait rapprocher un téléobjectif. Pour Hitchcock, au moins dans ce film, l’obsession photographique est en lien direct avec la masturbation autistique, c’est-à-dire l’incapacité à gérer ses émotions et son rapport à autrui, à être responsable de soi).

Il nous faut notre photo, la même qui a été prise un million de fois

Pourquoi prendre des photos quand on peut acheter quelques cartes postales, souvent de meilleure qualité que les photos d’amateur, ou un livre sur l’artiste qui nous a plu ? En réalité, prendre une œuvre en photo constitue un réflexe bien plus régressif que celui de manifester de l’intérêt pour un artiste. Il nous faut notre photo, même si c’est la même qui a été pris un million de fois, pour s’assurer que si l’on ne s’est pas donné la permission intime de voir le tableau, on a eu l’impression de le faire. Tout comme les millions de faux amoureux des quatre coins du monde viennent se tirer le portrait devant la tour Eiffel pour s’assurer que oui, décidément, ils s’aiment, comme ce cliché le prouve.

C’est peut-être, précisément, notre incapacité à avoir senti quelque chose qui nous donne envie de le stocker. De toutes façons, garder une trace de quelque chose, c’est avouer que l’on a laissé un conflit émotif non résolu à son propos. L’ironie est la suivante : ils n’ont ressenti aucun de ces chefs-d’œuvre, mais seraient peut-être très tristes de ne plus retrouver leurs photos, leurs vues, de ces mêmes chefs-d’œuvre. Quel paradoxe ! Car en perdant ces photos, ils seraient délestés de la seule chance qu’il leur restait de devenir sensibles à ces tableaux !…

Nous devenons lentement mais sûrement des clichés vivants

Se tenir devant un tableau de maître est un acte complet ; l’œil saisit les détails et la globalité, avec une sensibilité, une mobilité, une intelligence, une précision éternellement supérieures à n’importe quel objectif ; nos pas nous promènent ; on joue avec les reflets de la lumière ; on s’arrête sur un visage, un regard, une main bien dessinée ; on pénètre les intentions de l’artiste ; on repère les coups de pinceau ; on sent littéralement les couleurs, on coiffe les mouvements, on partage l’air du tableau, il nous aère, on bat des paupières, on détourne le regard, on y revient, parfois, des larmes montent aux yeux. Toujours cette caresse sur le visage. On est heureux de vivre, en fait.

Pourquoi voit-on une peinture, retourne-t-on voir une peinture ? Parce qu’on se l’est appropriée. Parce qu’elle a titillé, voire réveillé certaines choses en nous, des souvenirs, des impressions, de l’enfance. Parce qu’on est assez ouvert pour percevoir une partie de son rayonnement. Se cacher derrière son appareil photo, c’est certainement une preuve de lâcheté face à ces retours émotifs, et même une volonté déguisée de faire taire l’œuvre, donc de se faire taire. C’est la preuve que l’on refuse radicalement de se voir dans le miroir qui nous est tendu, miroir qu’est aussi une œuvre peinte.

Il semble malheureusement que le seul miroir dans lequel on accepte encore de se considérer, c’est bien celui de la salle de bain qui, tous les matins et tous les soirs, nous permet de constater que notre image nous plaît bien, que cette photo de nous, correspond aux photos en vogue, que nous sommes sacrément photogénique. Et que notre corps est un bon et beau corps dans la mesure où c’est un excellent producteur et accumulateur de photos. Ainsi, nous devenons lentement mais sûrement des clichés vivants.

La boulimie photographique actuelle, une campagne de destruction

Certains Indiens d’Amérique, on s’en souvient, estimaient qu’en photographiant quelqu’un, on volait son âme. Et si la boulimie photographique de notre époque n’était pas autre chose qu’une campagne systématique de destruction, de déspiritualisation ? Non seulement parce que la clarté des flashes semble fatiguer les œuvres, mais aussi parce que, comme dit plus haut, prendre une photo d’une œuvre est une tentative d’annuler, de capturer son pouvoir de fascination pour, précisément, n’avoir pas la capacité de le récolter ? Ce sont les curiosités que l’on a le réflexe de vouloir photographier ; prenons-nous en photo un tableau de maître comme si ce n’était qu’une curiosité ? Certainement oui : preuve de l’étrangeté qu’il représente pour nous.

Dans son usage le plus grossier, donc le plus fréquent, ne nous y trompons pas, prendre une photo est un acte de vandalisme, qui procède d’une volonté d’annihilation violente et mécanique d’un lien sensuel entre l’œuvre et son spectateur. Mais un acte encouragé partout, comme tous les vandalismes officiels, allant dans le sens de l’Histoire, et la plupart du temps l’Histoire a détesté les artistes, c’est-à-dire ceux qui tentent de ralentir le processus de destruction généralisée qui est peut-être le seul grand projet humain suivi. CQFD.

L’éternelle bonne nouvelle, c’est que les tableaux se moquent bien de tout cela, et que la Joconde n’en a pas fini de se foutre de la gueule du monde. Ils ne mettront pas à jour en un dixième de seconde ce que Vinci a mis plusieurs années à savamment subtiliser.

Crédit photo : Maqroll / Flickr

D’autres points de vue sur Retour d’actu, dont celui-ci concernant sept coups de cœur artistiques à Florence, cet article sur Facebook, qui rejoint certains des considérations ci-dessus concernant le culte photographique, ou celui-ci sur la géolocalisation volontaire et la facilité qu’on a de manipuler les gens en leur inventant des gadgets « fun ».

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