La capacité de concentration s’évapore en silence

Plusieurs acteurs le constatent : nos contemporains ont de plus en plus de mal à rester concentrés quelques instants. Le rêve de tous les tyrans, neutraliser les cervelles en silence, serait-il en passe de s’accomplir ?

L’écrivain Philippe Sollers ne manque pas une occasion, ces temps-ci, de raconter l’anecdote suivante : la plainte la plus souvent entendue par les psychanalystes, c’est celle de ne pas arriver à se concentrer sur une lecture plus de quelques minutes.

Dernièrement, le metteur en scène de théâtre Bernard Murat rappelait, dans l’émission de RMC Les grandes gueules, que les spectateurs étaient de moins en moins capables de s’intéresser à un spectacle long. Dans le journalisme, également, on ne cesse de rappeler qu’il faut écrire « punchy » et court, dans la mesure où les gens n’ont plus le temps de lire (ou l’envie ?). La plupart des scénarios de films sont également construits de manière à « réveiller » le spectateur tous les quarts d’heure et lui faire un résumé de l’action.

L’écrasement des consciences se fait sans violence : grand progrès

Autrement dit, notre époque est peut-être en passe de réussir à étouffer la capacité réflexive de millions de personnes d’un coup, non seulement dans une impunité totale,  mais semble-t-il dans l’indifférence quasi-générale de ces millions de victimes. Neutraliser l’intelligence à la source ! Et sans pour cela avoir recours à la violence physique, ce qui était la technique un peu balourde des tyrans d’antan. Menaces de morts, passages à tabac, internements, exécutions sommaires… tout cela était trop visible, identifiable donc attaquable. Depuis la fin de la guerre froide, l’ennemi n’est plus localisable, n’a plus de visage, se faufile partout comme un esprit maléfique, un démon (voir les analyses de Guy Debord dans Commentaires sur la société du spectacle). Philippe Muray estimait d’ailleurs, dans Festivus Festivus, qu’il fallait réutiliser le terme de « possession » (au sens : possédé par le diable, possédé par un esprit). Comme au Moyen Âge.

Le principe est simple : miser sur l’augmentation exponentielle des infos et des sources d’infos, de manière à décourager toute envie de penser par soi-même. Intimider par effet d’engloutissement. Contraindre le corps à la distraction, ou comme on dit au « zapping ». Le placer en état de soumission sans avoir à lui mettre le revolver sur la tempe, sans avoir recours au pouvoir d’un parti ou d’un chef.

Staline en a rêvé, l’occident technicisé l’aurait-il fait ?…

Les surveillés sont devenus des acteurs de leur propre surveillance

Le phénomène d’incapacité à rester concentré s’est épanoui un peu plus avec l’arrivée des smartphones. On a de moins en moins honte de notre propre mollesse, de notre paresse. Elles s’officialise lentement, tout comme s’est officialisé, à l’annonce de la mort de Steve Jobs, l’aspect religieux du consumérisme dans l’attachement du consommateur déprimé au créateur d’objets magiques qui lui « changent la vie ». Ces petites machines qui gagnent en capacité de mémoire et en rapidité de traitement de l’information à mesure que les humains qui les utilisent oublient tout et comprennent moins. Aujourd’hui, à qui n’est-il pas arrivé de devoir répéter deux fois une phrase ou une anecdote parce que son interlocuteur, avec un sens de la politesse bien de notre époque, ne l’a pas écouté, attiré par un ping, un like ou un poke émis par son additif vibrant ?

Il n’y a plus à brûler de bibliothèques, puisque l’on fait en sorte que la capacité à lire s’étiole. Il n’y a plus à torturer de résistants, puisque tout se sait de plus en plus dans l’indifférence générale (d’où le cri de guerre : indignez-vous !, il n’y a plus que ça à faire, s’indigner à vide). Il n’y a plus à déporter, puisque chacun est aujourd’hui facilement localisable. Doit-on encore surveiller ? Les gens s’offrent eux-mêmes à la surveillance sur les réseaux sociaux. Très bien, géolocalisez, faites la fête, montrez-le, aimez-vous ou détestez-vous, mais surtout étalez, likez, pokez, votez : pendant ce temps, une base de données, quelque part, enregistre tout. L’œil veille (ah, le regard-trou-noir de l’ordinateur HAL dans 2001 l’odyssée de l’espace… Bien vu, c’est le cas de le dire).

Les tyrans d’hier sont fatigués. Le totalitarisme sauvage et violent a fait son temps. Son inefficacité est patente. Les temps hyper-modernes sont l’occasion d’entrer dans une nouvelle phase du programme : déléguer la surveillance aux surveillés. Et pour éviter que l’on comprenne qu’il ne se passe plus que ça aujourd’hui sur la scène internationale, on parlera, par ailleurs, de mille autres petites choses sans importance (sexe, télé, élections, sport, etc.).

Cette nouvelle division du travail donne, pour le moment, des résultats remarquables.

Crédit photo : Gabriel Lewertowski / Picasa

D’autres points de vue sur Retour d’actu, dont cet article sur la bonne santé de la servitude volontaire à la sauce smartphone, ceci sur les raisons pour lesquelles un gouvernement n’a évidemment jamais intérêt à ce que ses gouvernés soient en capacité de lire des livres, cela sur les thèses de Guy Debord dans Commentaires sur la société du spectacle, cet article se questionnant sur la généralisation des raisonnements simplistes, enfin cet article qui rappelle que Facebook nous condamne à la soirée à perpétuité.

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