Nicolas Sarkozy veut que les Français lisent plus. Époque surréaliste où le fait de lire est si mal compris, qu’un gouvernement en vienne à vouloir le généraliser. Car il n’existe pas d’ennemi plus radical à tous gouvernements qu’un bon lecteur.
Le Canard enchaîné du 8 décembre rapporte un drôle de dialogue, tenu en conseil des ministres. A propos de baisser la TVA sur les livres électroniques, Christine Lagarde aurait demandé : « Est-ce que ça ne va pas nuire aux livres papier ? » Nicolas Sarkozy lui aurait répondu : « C’est pas le papier qui est important, c’est les mots… (sic) L’important, c’est que les gens lisent. »
Toute l’immense dérision de la société moderne réside dans la naïveté avec laquelle le président de la République, Nicolas Sarkozy, a prononcé cette phrase : « L’important, c’est que les gens lisent. » Imaginez son visage, pour une fois détendu, pour une fois serein, Carla et ses bouquins en sous-main, convaincu d’être dans le vrai, le juste, le maternel rassurant, en défendant la lecture. Les gens doivent lire plus ? Quels « gens » ? Lire »plus », mais quoi, et pourquoi ? Mystère. Et d’abord, qu’est-ce que la lecture ?
Pour savoir lire, il faut savoir vivre
Citons Guy Debord : « Pour savoir écrire, il faut avoir lu. Et pour savoir lire, il faut savoir vivre. » Et l’on sait ce que signifie « savoir vivre » pour Guy Debord, il suffit de relire son Panégyrique : exister en ne se fiant qu’à son ressenti, en se moquant absolument de tout ce qui peut se dire, s’écrire, se raconter, se conseiller, autour de nous. Savoir vivre, donc savoir lire, ce serait exister dans l’asocialisme le plus radical. Mépriser instinctivement toutes méthodes généralisatrices, toutes consignes sociales spécifiques ; ou du moins leur opposer un scepticisme résolu.
Le Président est-il vraiment sûr de vouloir encourager tels comportements, socialement inacceptables, chez ses concitoyens ? Touchante, profonde, abyssale innocence ! Est-il vraiment dans l’intérêt d’un gouvernant que ses gouvernés sachent vivre, sachent lire ? Bien sûr que non.
Flaubert avait prévu le triomphe de la famille Homais
Il paraît que Sarkozy apprécie Louis-Ferdinand Céline. Il ferait bien aussi de relire Flaubert. Flaubert qui, dès le milieu du dix-neuvième siècle, avait senti que l’on allait, de plus en plus, vivre sous la domination des Homais en tout genre. Ces faux cultivés, ces progressistes mous, ces maris bienpensants, ces athées désespérants, ces politiciens véreux, ces journalistes vendus, ces pharmaciens parcimonieux, ces généreux hypocrites, ces scientifiques infantiles, ces enfants qui jouent aux adultes, ces tyrans larvés, ces esclaves sans nom. Bref, ces ennemis déclarés de tout savoir-vivre, de tout savoir-lire.
Ces pauvres personnes qui pourraient affirmer aujourd’hui, par foi absurde et simplificatrice envers l’idée de progrès, que la lecture est un bien public. Mais justement, précisément, l’écrivain digne de ce nom est là pour faire en sorte que l’écrit, le langage même, soient une arme libératrice contre le mensonge institué que constituent souvent nos institutions, contre la farandole publique qui ne babille que sa pauvre langue utilitaire, novlangue, franglais et autres boursouflures passagères.
L’accès à la « culture », ce n’est pas la lecture
L’avantage de la tyrannie actuelle, sa praticité d’instauration du point de vue des tyrans, c’est qu’elle repose sur un amas impressionnant de non-dits ; on n’a plus réellement de définition précise des mots, du mot « lecture » comme les autres. Qu’est-ce que « lire » ? C’est lire. Et c’est bien. Voilà où notre misérable niveau culturel nous a mené. Voilà en quoi notre volonté de faire en sorte que tout le monde lise est issu de notre méconnaissance totale du simple fait de lire, c’est-à-dire d’être attentif au sens précis des mots.
N’en doutons pas : si les bibliothèques sont ouvertes en nocturne, si l’accès à la culture (comme on dit) s’est généralisé, si l’on baisse la TVA sur les livres électroniques, si un président de la République estime qu’il faut que les gens lisent : c’est précisément parce que l’on est à mille lieues d’être au début de comprendre ce que voudrait éventuellement signifier le signifiant « lire ». Se cultiver n’a aucun intérêt en soi. Résister, penser, grâce à certains auteurs, c’est vivre, c’est user de son savoir-vivre. On le sait bien, la résistance ne se décrète jamais.
Crédit photo : Олександр / Flickr
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