« Le capitalisme est, par tendance et par goût, un ennemi de la démocratie »

Gilbert Keith Chesterton estime que l’idéal démocratique est incompatible avec le capitalisme. Un article magistral qui, comme tant d’écrits de GKC, n’a pas pris une ride.

[La version originale de cet article est disponible ici : www.chesterton.org/democracy-and-industrialism. La traduction ci-dessous a été réalisée par mes soins.]

Il est de plus en plus évident, aujourd’hui, que ceux qui se cramponnent à des croyances en train de s’écrouler, défendent les traditions agonisantes du Moyen-Âge, seront bientôt les seuls à défendre l’idée la plus évidemment désuète parmi tous ces anciens dogmes : celle que l’on appelle « démocratie ».

Il aura fallu un peu moins que la durée d’une vie humaine, en gros le temps de mon existence, pour amener cette idée depuis le haut de son succès jusqu’au bas de son échec, ou de ce qui est reconnu comme étant son échec. A la fin du XIXème siècle, des millions de gens acceptaient la démocratie sans savoir pourquoi. A la fin du XXème siècle, des millions de gens la rejetteront probablement, sans savoir pourquoi. C’est en suivant une ligne aussi droite, résolue, strictement logique, que l’Esprit de l’Homme avance sur la Voie du Progrès.

Quoi qu’il en soit, actuellement, la démocratie n’est pas seulement malmenée, mais malmenée de manière très injuste. (…) Le principe démocratique repose sur quelque chose de très simple et, comme l’a dit Jefferson, d’évident. Si dix hommes sont échoués sur une île déserte, une communauté de dix personnes se constitue, leur bien-être devient le but social et leur volonté la loi sociale. S’ils n’ont pas une volonté naturelle de se commander à eux-mêmes, lequel d’entre eux aura le droit naturel de commander ? Dire que c’est au plus malin ou au plus courageux de le faire soulève la question morale. Car si ses talents sont utilisés en faveur de la communauté, par l’organisation de voyages ou la distillerie de l’eau, alors il se place au service de la communauté ; ce qui représente sa souveraineté. Si ses talents sont, au contraire, utilisés contre la communauté par le vol de bouteilles du rhum ou l’empoisonnement de l’eau, pourquoi la communauté se soumettrait-elle à lui ? Dans un cas si simple, chacun peut comprendre le fondement populaire de la pratique de la démocratie, et l’avantage du gouvernement par consentement général.

Le problème actuel, avec la démocratie, est que la situation des temps modernes ne ressemble pas du tout au cas si simple que nous venons de décrire. En d’autres termes, le problème avec la démocratie actuelle est qu’elle n’a rien à voir avec la démocratie. le problème, c’est que certaines tendances factices et antidémocratiques se sont fourrées dans le monde moderne pour contrecarrer et détruire la possibilité même de démocratie.

La modernité n’est pas la démocratie, le règne de la machine n’est pas la démocratie ; la soumission de tout au commerce et aux affaires n’est pas la démocratie. Le capitalisme n’est pas la démocratie ; il faut même admettre que le capitalisme est, par tendance et par goût, un ennemi de la démocratie. La ploutocratie, par définition, n’est pas la démocratie. Mais ces choses modernes se sont introduites dans le monde au moment où de grands idéalistes comme Rousseau et Jefferson réfléchissaient à l’idéal démocratique. Nous pouvons donc dire que l’idéal était trop idéaliste pour fonctionner. Mais nous ne pouvons pas dire que l’idéal qui a échoué représentait la même chose que les réalités qui se sont, elles, imposées. C’est une chose de dire qu’un idiot est allé dans une jungle et s’est fait dévorer par des bêtes sauvages ; c’en est une autre de dire qu’il a survécu en tant que seul et unique bête sauvage.

La démocratie a eu, en pratique, tout contre elle, et ce fait pourrait même aller à l’encontre de la possibilité théorique d’instaurer une démocratie. Peut-être que la démocratie a, contre elle, la vie humaine dans son ensemble. Mais, dans tous les cas, il est presque certain qu’elle a contre elle la vie moderne. Le monde scientifique et industriel de ces cent dernières années a été bien plus inadéquat pour installer, de manière expérimentale, le principe d’auto-gouvernement que ne l’auraient été les vieilles conditions de vie agraires ou même nomades. La vie de paysans de l’époque féodale, en France ou en Suisse, a été facilement transformée en démocratie. Mais il est horriblement difficile de transformer ce que l’on appelle la démocratie industrielle moderne en démocratie.

C’est pourquoi beaucoup commencent à dire, aujourd’hui, que l’idéal démocratique n’est plus en contact avec l’esprit moderne. Je suis entièrement d’accord ; et je préfère naturellement l’idéal démocratique, qui est au moins un idéal, et donc une idée, à l’esprit moderne, qui est simplement moderne, donc déjà ancien. Je remarque que les excentriques actuels [les modernes], que nous pourrions appeler plus poliment les idéalistes, font déjà tout pour se débarrasser de cet idéal démocratique comme d’une vieille peau. Un pacifiste bien connu, avec qui je débattais dans des journaux Radicaux durant ma période Radicale, et qui passait alors comme étant un Républicain modèle de la nouvelle République, a changé son fusil d’épaule récemment en disant publiquement : « La voix du peuple est le plus souvent la voix de Satan. » La vérité, c’est que ces libéraux n’ont jamais vraiment cru au gouvernement populaire, pas plus qu’à quoi que ce soit de populaire, comme les pubs ou le tiercé. Ils ne croyaient pas en l’idéal démocratique qu’ils ont brandi contre les rois et les prêtres. Mais j’y ai cru ; et j’y crois toujours, bien que je préfère le brandir contre les pédants et les gens qui suivent les modes. Je crois toujours que la démocratie serait le type de gouvernement le plus humain, si toutefois il pouvait être essayé une nouvelle fois à une époque plus humaine.

Malheureusement, l’humanitarisme a été la marque d’une époque inhumaine. Et, par inhumanité, je n’entends pas simplement la cruauté ; je veux parler de la condition moderne où même la cruauté n’est plus humaine. Je veux parler de cette condition dans laquelle l’homme riche, plutôt que de pendre six ou sept ennemis qu’il déteste, réduit à la mendicité et à la famine six ou sept mille personnes qu’il ne déteste pas, et qu’il n’a jamais vues parce qu’elles vivent à l’autre bout du monde. Je veux parler de la condition dans laquelle le courtisan de l’homme riche, au lieu de préparer joyeusement un poison rare et original pour les Borgia, au lieu d’affûter un poignard magnifiquement ornementé pouvant servir les visées politiques des Médicis, travaille de manière monotone dans une usine fabriquant un certain type de vis qui conviendront à un morceau de métal qu’il ne verra jamais ; qui formera la partie d’un pistolet qu’il ne verra jamais ; qui sera utilisé à une bataille dont il ne sera pas le témoin, à propos de laquelle il en saura bien moins que le vaurien du temps de la Renaissance en savait à propos de l’utilisation du poison et de la dague.

En un mot, l’objet de l’industrialisme est d’exister par voies détournées ; rien n’y suit une ligne directe ; tous ses chemins sont tortueux même quand ils sont censés être droits. Dans ce système qui est le plus indirect de tous, nous avons essayé d’appliquer l’idée la plus directe de toutes. La démocratie, un idéal excessivement simple, a été vainement appliquée à une société qui était complexe jusqu’au point de la folie. Il n’est pas très surprenant qu’une telle vision ait fané dans un tel environnement. Personnellement, j’aime cette vision ; mais il faut de tout pour faire un monde, et il existe des êtres humains qui marchent calmement dans la lumière du jour et semblent apprécier cet environnement.

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