Le meilleur moyen de lutter contre le discours libéral, qui nous promet monts et merveilles, est de se retrousser les manches pour enfin… ne plus rien faire du tout. C’est seulement ainsi que tout peut se défaire.
« Quand on vit en se tenant dans la vie, on fait des miracles. C’est ce que La Boétie a si bien mis en évidence dans son Discours de la servitude volontaire. Les tyrans s’écroulent, quand on cesse de les soutenir. Il suffit pour cela de ne rien faire. Un exhibitionniste n’est plus rien, quand il n’y a plus de voyeurs pour le regarder. Le théâtre de la tyrannie se dissout, quand il n’y a plus de spectateurs. (…) Il est plus facile qu’on ne le pense de faire s’écrouler le mal. Il n’y a qu’à ne rien fait, c’est-à-dire être. »
Bertrand Vergely, Le Silence de Dieu face aux malheurs du monde
Comment provoquer « l’insurrection qui vient » ? Comment échapper à ce « système » qui veut nous « voler nos vies » ?
La meilleure résistance opposable ne serait-elle pas, tout simplement, de vivre sa vie ? Vivre sa vie, c’est-à-dire : Ne Rien Faire. Baisser les bras. Non par découragement, mais par sagesse. Tout le reste en découlera. Ne rien faire pour tout défaire.
Par « ne rien faire », j’entends plusieurs choses. D’une part, désirer ardemment avoir une vie normale et sans éclat. S’éloigner de tout ce qui nous est proposé par la propagande ambiante (films, jeux vidéo, séries, publicités, success stories, etc.).
Par « ne rien faire », j’entends d’autre part : ne pas espérer grand chose de tout type d’engagement spontané dans les ordres politique et social (manifestations, mouvements d’indignation, suffrage universel, etc.). Ne pas être spécialement intéressé à l’idée de participer ou de « faire entendre sa voix ».
Le discours libéral nous promet l’exceptionnel, le puissant, l’hyper-connecté ? Vouons un culte à tout ce qu’il y a de plus banal. En 1936, Chesterton dit à la BBC : « Je suis convaincu que le monde moderne sera sans lendemain s’il ne comprend pas qu’il n’a pas simplement à rechercher ce qui est de plus en plus excitant, mais qu’il lui faut plutôt s’appliquer à la tâche la plus exaltante, celle de découvrir l’émotion dans les choses que l’on dit ennuyeuses. » Dans A bâtons rompus, le penseur anglais écrit aussi que nous sommes aujourd’hui incapables de pratiquer la plus sacrée et précieuse des formes de loisir : celle de « Ne Rien Faire ». « Cette capacité se trouve négligée à un point qui me paraît menacer toute la race de dégénérescence, écrit-il. C’est parce que les artistes ne pratiquent pas, que les patrons ne patronnent pas, que les foules ne s’assemblent pas pour adorer avec révérence le grand œuvre de Ne Rien Faire, que le monde a perdu sa philosophie et a même échoué à inventer une nouvelle religion. »
L’activisme semble être la marque de ceux qui se révoltent contre la modernité ; c’est aussi et surtout la marque de la modernité elle-même (à lire, cet inspirant article). Le désir de transformer ou guérir le monde par l’action, par la fondation d’un monde reposant sur de nouvelles bases, est également un refrain de la modernité (cette fameuse expression tirée de la Saison en enfer, mise par Rimbaud dans la bouche de la Vierge folle, citée à tort et à travers : « changer la vie. »)
Notre monde fait du progrès vers un « mieux » son principe même. Il a réussi cette prouesse de nous convaincre qu’un jour, les choses iraient foncièrement mieux. Il nous propose, tous les six mois, une « révolution » qui va « changer nos vies » avant de « changer le monde ». De Henry Ford à Steve Jobs, les grands capitaines d’industrie sont devenus milliardaires en exploitant notre naïveté et notre besoin de guérir de notre inconfort fondamental. De notre incapacité à aimer le monde tel qu’il nous est donné lorsque nous naissons. Au lieu de prendre le temps d’apprendre à l’aimer, en ayant pris naturellement acte du fait qu’aucun progrès ne nous aidera à nous hisser en dehors de la condition qu’il nous offre, nous espérons tous secrètement que l’innovation qui vient nous sauvera.
Comme l’indique Fabrice Hadjadj dans une belle intervention, le fait de ne pas accepter le monde tel qu’il est peut procéder du ressentiment. Vouloir transformer le monde n’est pas nécessairement une saine posture. Elle peut cacher une forme de haine pour le monde tel qu’il nous a été donné.
Désirons donc une vie sans éclat. Ce n’est pas si difficile. Il suffit d’aimer rester chez soi avec un bon bouquin. Ne pas trop faire la gueule en se levant le matin. Contempler un bébé déchiqueter un exemplaire de Télé Obs. Sortir se promener sans but précis. Tenter une énième fois d’écrire un poème à peu près correct. Penser aux femmes que l’on a aimées, en se demandant ce qu’elles sont devenues. Embrasser son épouse pour la 9843ème fois. Apprendre une nouvelle chanson de Brassens à la guitare. Lire quelques pages des Feuilles d’automne de Victor Hugo. Ne pas avoir d’avis tranché sur la manière dont il faudrait résoudre les grands problèmes sociaux (migrants, terrorisme, crise…). Attendre obstinément que le feu passe au vert avant de traverser la rue, même s’il n’y a aucun trafic. Écrire un mauvais article tel que celui-ci.
Manifester ? Protester ? S’indigner ? Pourquoi pas. Cela noircira des pages de journaux entiers, occasionnera 200 tweets par minute et des vidéos tourneront en boucle sur Facebook (pour le plus grand plaisir, d’ailleurs, des magnats de la presse et des maîtres de la silicon valley). On peut tout à fait se laisser aller à ce genre de divertissements, si l’on a bien conscience que cela ne changera strictement rien.
Il m’apparaît de plus en plus évident que ce qui terrifie le plus le « système » correspond (comme par hasard) à ce qui représente le plus grand défi pour nous, sur un plan personnel : s’extirper le plus complètement possible du discours ambiant. Ne plus, en aucune manière, chercher le succès social et pas même l’apparence du succès social. Vivre la vie inverse du héros du Loup de Wall Street. Se déclarer d’avance vaincu. Parce que si le libéralisme continue de fonctionner si bien, c’est que la grande majorité d’entre nous sommes plus ou moins grisés par ce culte de la performance et de la distinction personnelle (le succès éclatant des smartphones, ces petits objets qui font de chacun de nous des caricatures de petites divinités omniscientes, suffirait presque à le prouver). Le nœud du problème est ici. Massacrer ou destituer les oligarques ne changerait rien : ils seraient remplacés, plus ou moins rapidement, probablement par leurs assassins – c’est, en tout cas, ce que l’on lit dans les livres d’histoire. Cela finirait par une pile de cadavres de plus.
La seule solution, la seule révolution, là voici : un désinvestissement du plus grand nombre d’individus possibles de la grande machine. La solution, la seule, c’est celle des Temps modernes de Chaplin : s’extirper de la machine, et se « contenter » d’une pauvre petite vie – qui, elle seule, nous permet d’apprécier à plein le caractère majestueux, poétique, de l’existence terrestre.
Un exemple de révolution à effet immédiat ? Une chute drastique, inexpliquée, du nombre d’internautes actifs dans le monde ; une baisse incompréhensible des audiences télé lors d’une grande compétition sportive ; le désintérêt d’une majorité de Français pour le nom et la vie de l’auteur du prochain attentat ; la disparition des « live » de nos chaînes d’info et sites d’actualité pour cause d’audiences décevantes ; la disparition définitive de l’application « Pokemon Go ». La ruine de Mark Zuckerberg. Seulement cinq cents votants un jour d’élection présidentielle.
« Ainsi, mettons-nous dans l’attitude consistant à, non pas faire, mais laisser faire, écrit Bertrand Vergely dans Traité de résistance pour le monde qui vient. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, on ne devient nullement passif. Au contraire. Laissant venir à soi la réalité au lieu de vouloir forcer celle-ci, on la voit apparaître dans toute sa complexité. »
Il faudrait que la majorité des gens cessent de croire qu’il est crédible d’avoir, le lundi, une opinion sur le bombardement d’Alep, le mardi sur le réchauffement climatique, le mercredi sur les causes du terrorisme islamique, le jeudi sur la montée de l’extrême droite et le vendredi sur la crise migratoire. Tout simplement parce qu’il est impossible d’avoir un avis un tant soit peu intéressant et novateur sur chacun de ces sujets sans y consacrer, au minimum, plusieurs semaines de réflexion et d’études. Et que, dans ce cas, il vaut mieux se taire que d’apporter une énième banalité à l’ensemble (j’écris cela en étant malheureusement conscient du fait que l’écrasante majorité des articles publiés sur ce blog ne respectent pas cette directive).
Le problème, c’est que ce fameux système, nous passons notre vie à le nourrir, parce que nous sommes généralement faibles, paresseux et vaniteux, et que les professionnels du divertissement savent très bien en jouer. Les médias sont manipulés par les puissants ? Mais qui sont donc ces millions de gens qui s’y réfèrent quotidiennement ? Ou qui s’en plaignent quotidiennement, ce qui revient au même ? La télé est débile ? Mais qui la regarde ? Les politiques nous manipulent ? Qui les a élus ? Google veut tous nous bouffer ? Qui utilise quotidiennement Gmail et Google ? Il y a plein de conneries sur Twitter ? Encore faut-il qu’il y ait des gens pour les lire et prendre (perdre ?) le temps d’y réagir. Le système est lancé dans une fuite désespérée en avant ? Mais qui n’est pas, sur un plan personnel, en situation désespérée de fuite en avant ?
Inutile de pointer du doigt qui que ce soit d’autre que moi, le bon vieux moi. L’enfer, ce n’est pas les autres, ce n’est pas le « système », c’est ce moi-là, celui qui collabore sans arrêt tout en se permettant, dans le discours, de s’exclure du lot des collaborateurs.
Dany-Robert Dufour, dans La Cité perverse, cite le philosophe Jean-Jacques Delfour. Selon lui, la voiture est l’un des objets symbolisant le mieux l’esprit du capitalisme. « Dans la conduite automobile, le rapport à la loi est immédiat et charnel. Tout dépend d’une sensation musculaire. Une légère pression sur l’accélérateur, ça y est, je transgresse la loi. Celle-ci est entièrement dépendante de ma volonté toute-puissante. C’est une jouissance formidable dont il est bien difficile de se passer, une fois qu’on y a goûté. (…) C’est pourquoi la route est une expérience que chacun peut opposer victorieusement à toutes les situations frustrantes où il a dû se limiter et se retenir face à la loi. La seule activité de conduire constitue une décharge affective plaisante puisque je suis le maître de la loi. »
Cette idée me paraît tout aussi intéressante si l’on remplace la conduite automobile par le fait d’utiliser Internet. Donner un avis, poster un selfie, communiquer avec quelqu’un qui est à l’autre bout du monde, savoir ce qu’il se passe partout en direct, bref faire le malin grâce à Internet, n’est-ce pas une activité procurant « une jouissance dont il est bien difficile de se passer une fois qu’on y a goûté » ? N’est-ce pas grisant, en un seul clic de souris, à partir de cette minuscule impulsion musculaire, d’avoir accès aux plans d’une bombe, à la vidéo d’un massacre ou d’un attentat, à des centaines de millions d’heures de films pornographiques ? N’est-ce pas là une activité procurant « une jouissance dont il est bien difficile de se passer une fois qu’on y a goûté » ? Ces petites prouesses de maniaque ne sont-elles pas des expériences que l’on peut « opposer victorieusement à toutes les situations frustrantes » où nous avons dû nous limiter ? Ah, qu’il est agréable de dire, en un tweet bien senti, que l’on soutient corps et âme les chrétiens d’Orient, que l’on est très inquiet de l’élection de Trump, que les terroristes seront finalement vaincus, et que l’on passe d’excellentes vacances… On se sent, quelques secondes, un peu moins insignifiant, on se sent acteur, on se sent écouté. Comme lorsque le téléspectateur zappe les chaînes ou que l’automobiliste presse, avec délice, son accélérateur. Moi-je.
Ainsi, ces gadgets technologiques que nous utilisons presque tous sont des drogues, et nos addictions à celles-ci sont, évidemment, des actes de collaboration au système. Elles sont aussi indispensables que l’est le carburant pour un moteur. Elle nourrissent notre cher système, ce système que nous adorons haïr (transposant ainsi notre lutte intime vers le monde extérieur, au lieu de voir en face la dimension médiocre et lâche de notre personne).
N’entrons toutefois pas dans la caricature : l’objectif n’est pas de ne jamais utiliser Internet ou de ne pas avoir de compte Gmail, ou de boycotter Twitter. Entrer dans cette sorte de radicalité serait faire trop d’honneur à tous ces petits luxes technologiques ; ce serait se mettre à résister activement ; mais en fait, il nous faut vivre activement, et résister passivement. Il s’agirait, tout simplement, d’utiliser considérablement moins ces outils technologiques, tout simplement parce que l’on aurait trouvé quelque chose de plus épanouissant à faire. Une personne qui apprend à se satisfaire pleinement d’une existence normale, devient, de manière automatique, mauvais consommateur, mauvais électeur, mauvais spectateur, mauvais téléspectateur et mauvais internaute. Et ce « système », si de plus en plus de personne s’engageaient dans cette saine voie d’une relative inaction contemplative, s’écroulerait de lui-même. On peut parler de « décroissance » si l’on veut. Mais, au-delà de tout ces concepts de décroissance, altermondialisme, etc., disons tout simplement qu’il nous faudrait tout bêtement redevenir des hommes. Des hommes tout bêtes.
Bernanos, en janvier 1947 : « L’envahissement du monde par les machines [nous pouvons actualiser en disant : par Internet, par les téléphones portables, etc.] n’est que le symptôme d’une sorte de maladie spirituelle. Il ne s’agit pas plus de détruire les machines [ou de supprimer Internet] que de détruire une à une les pustules d’un malade atteint de la petite vérole. Lorsqu’on s’est rendu maître de l’infection, les pustules disparaissent. d’elles-mêmes. […] L’humanité tout entière est malade. Il faut d’abord et avant tout respiritualiser l’homme. »
Ainsi, seul un mouvement massif de recueillement et de contemplation pourra réellement changer la société. Faire s’écrouler le « système » sur ses bases. Et, si cette « révolution silencieuse » se fait, cela ne sera que sous l’inspiration d’une vision spirituelle, religieuse, du plus grand nombre, parce que je ne vois pas quelle énergie, autre que religieuse, serait capable de toucher tant d’êtres humains au plus profond de leur âme, simultanément, de manière à modifier leur rapport premier à l’existence. Il y a un mot pour cela, c’est celui de « conversion ». Il faut oser appeler à l’aide. Dans un monde qui haït et méprise toute forme de faiblesse. Le seul courage, aujourd’hui est là. Le reste…
Il faudrait un renoncement d’une majorité à tout désir d’arriver premier. Car les premiers seront les derniers. Dans le christianisme, cette vision porte un nom : c’est celle du royaume de Dieu.