« La critique donne à Hamlet un complexe pour ne pas lui donner une conscience », par Gilbert Keith Chesterton

Pour Gilbert Keith Chesterton, les modernes, qui disqualifient les notions de « responsabilité » et de « punition », ne peuvent pas comprendre le sens de Hamlet, la tragédie de Shakespeare. Ils utilisent ainsi la psychanalyse pour renverser la signification profonde de la pièce.

[La version originale de cet article est disponible ici :http://www.cse.dmu.ac.uk/~mward/gkc/books/Fancies_Versis_Fads.txt. La traduction ci-dessous a été réalisée par mes soins.]

HAMLET ET LE PSYCHANALYSTE

Ce matin, durant un long moment avant le petit déjeuner, moment qui a fini par déborder sur  mon petit déjeuner, et presque fini par l’enjamber, je m’étais engagé dans des recherches scientifiques au sein de ce nouveau et vaste département d’études qu’est celui de la psychanalyse. N’importe quel journaliste sait aujourd’hui que la psychanalyse se fonde largement sur l’étude des rêves. Mais pour étudier nos rêves, il est nécessaire de rêver ; et pour rêver, il est nécessaire de dormir. Ainsi, pendant que d’autres consacraient ces heures sacrées à des occupations plus légères et moins érudites, pendant que des paysans ignorants et superstitieux creusaient dans leur jardin-potager ignorant et superstitieux, pour produire des patates et des haricots ignorants et superstitieux, pendant que les prêtres s’adonnaient à leurs pieuses mascarades et que les poètes composaient des rimes en écoutant l’alouette des champs – moi, j’innovais, avec une centaine d’années d’avance sur mon siècle ignare ; auscultant impitoyablement et méthodiquement toute la gamme des plus horribles cauchemars, desquels un avenir plus heureux tirera ses oracles et ses commandements. Je ne décrirai pas mes rêves en détail ; je ne suis pas un psychologue assez impitoyable pour cela. Et il m’apparaît comme tout à fait possible que ce nouveau type de psychologue soit plutôt quelqu’un d’ennuyeux avec qui prendre son petit déjeuner. Dans mon rêve, j’errais dans des sortes de catacombes sous l’Albert Hall, à un moment donné je mangeais des jumbles (un gâteau marron et souple qui a presque disparu aujourd’hui, comme tant d’autres gloires de l’Angleterre), et je débattais aussi avec un théosophe. Je ne parviens pas très bien à faire correspondre tout cela avec Freud et sa théorie des pulsions refoulées. Car je jure que je n’ai jamais refoulé dans ma vie la pulsion de manger un gâteau ou de débattre avec un théosophe. Et pour ce qui est d’errer dans l’Albert Hall, personne n’a jamais pu avoir la pulsion de s’adonner à une telle occupation.

Quand je suis descendu pour prendre le petit déjeuner, j’ai jeté un œil sur le journal du matin ; et non pas, comme vous le suggérez avec humour, celui du soir – je n’avais pas mené mes recherches scientifiques aussi sérieusement que cela. J’ai donc regardé le journal du matin, et j’y ai trouvé pas mal de choses sur la psychanalyse ; en fait, il était presque tout dit de la psychanalyse, excepté ce qu’elle était vraiment. Naturellement, les journaux présentent cela de manière assez fragmentaire ; et j’ai essayé de réunir les morceaux du mieux que j’ai pu. Apparemment, les rêves étaient tout simplement des symboles ; et ils symbolisaient apparemment quelque chose de très sauvage, d’horrible, qui demeurait secret. Cela m’a paru être une utilisation hautement non-scientifique du terme « symbole ». Un symbole n’est pas un déguisement, mais plutôt un affichage ; c’est la meilleure expression d’une chose qui ne pourrait pas être exprimée autrement. Manger un gâteau pourrait signifier que j’aimerais mordre le nez de mon père (le complexe maternel étant très puissant chez moi) ; mais ceci ne me semble pas faire état d’un grand talent en matière de symbolisation. L’Albert Hall peut signifier l’envie d’assassiner un oncle ; mais le lien n’est vraiment pas évident. Et nous ne semblons pas, en rêvant, nous rapprocher tellement de la vérité, s’il se trouve que nous nous dissimulons les choses la nuit encore plus complètement que nous les refoulons le jour. Quoi qu’il en soit, l’idée d’un oncle assassiné m’a rappelé Hamlet ; et à ce moment, je me suis dit que mon journal du matin était un peu confus, j’ai donc été soulagé d’ouvrir mon London Mercury pour y trouver un article sur le sujet de la psychanalyse rédigé par un écrivain aussi solide et évocateur que M. J. D. Beresford.

M. J. D. Beresford s’est quasiment demandé s’il devait devenir psychanalyste ou continuer à être romancier. Bien sûr, il ne se l’est pas demandé en ces termes ; il placerait probablement la psychanalyse en haut, et très possiblement sa fiction plus bas ; car les hommes de génie sont souvent assez inconscients de leur propre originalité. Voilà d’ailleurs une manifestation de l’inconscient à propos de laquelle aucun d’entre nous ne se querellera. Mais je n’ai aucune envie de voir un homme de génie se ligoter lui-même, jusqu’à l’agonie, en essayant de devenir conscient de son propre inconscient. J’ai déjà trop vu de malheureux sceptiques se suicider par contradiction avec eux-mêmes. Haeckel et ses déterministes, dans ma jeunesse, nous harcelaient tous à propos de l’urgente nécessité de choisir une philosophie qui prouverait l’impossibilité de choisir quoi que ce soit. Il ne fait aucun doute que la nouvelle psychologie va nous rendre capables de savoir ce que nous faisons, en nous apprenant tout ce que nous faisons sans le savoir. Ces modes vont et viennent, en passant par plusieurs phases, toujours les mêmes, depuis le moment où elles sont expérimentales comme le freudisme jusqu’au moment où elles explosent comme le darwinisme. Mais je ne parviens jamais à comprendre pourquoi des hommes permettent à des modes si évidemment fugitives de cacher d’autres choses qui sont visibles en permanence, comme la morale, la religion et (ce dont il est question ici) l’art littéraire. L’art est long, et la science est brève.

Quoi qu’il en soit, comme cela a été dit, la psychanalyse se fonde en pratique sur l’interprétation des rêves. Je ne sais pas si le fait d’encourager des tas de gens, en particulier les enfants, à raconter leurs rêves, déboucherait sur une grande production de littérature ; mais cela mènerait certainement, si je sais quelque chose de la nature humaine, à une splendide production de mensonges. Il y a quelque chose de touchant dans l’innocence froide, inhumaine, du psychologue qui évoque l’exactitude scientifique de résultats obtenus sur des matériaux, les rêves, dont la crédibilité ne peut pas être vérifiée ou testée d’aucune manière. Mais, comme M. Beresford le dit avec raison, l’idée de trouver des signes dans les rêves est vieille comme le monde ; même la théorie qui dit cela est plus ancienne que beaucoup semblent le supposer. En fait, elle n’est pas seulement ancienne, mais elle saute aux yeux ; et elle n’a jamais été découverte, parce qu’elle a toujours été remarquée. Je m’entends encore dire, bien avant la mode psychanalytique actuelle (n’étant pas, le ciel peut en témoigner, un psychologue), que comme il y a de la vérité dans chaque tradition populaire, il y a de la vérité dans le fait de dire que les rêves suivent la règle des contraires. C’est-à-dire qu’un homme pense souvent, la nuit, aux choses auxquelles il n’a précisément pas pensé le jour. Ce dicton populaire avait une certaine vertu que l’on ne trouve jamais dans les sciences élitistes actuelles. La superstition populaire est immensément saine sur un point : elle n’est jamais sérieuse. Nous parlons de l’âge médiéval comme de l’âge de la foi ; mais ce serait un hommage tout aussi mérité si nous le qualifions d’âge du doute ; d’un doute sain, et même d’une saine dérision. Il y avait toujours quelque chose de plus ou moins consciemment grotesque dans les vieilles histoires de fantômes. Il y avait de l’humour mélangé à la peur ; et les rustres en savaient assez sur les citrouilles pour en faire des masques de fantômes. La psychanalyse n’est pas drôle. Un paysan rustre dirait : « Ah, on dit que les rêves suivent la règle des contraires. » Et ses camarades lui répondraient, « Ah… », et ils éclateraient tous de rire. Mais quand M. J. D. Beresford dit que la théorie de Freud est la plus attirante des théories scientifiques pour un romancier, « une théorie sur le sexe, le seul sujet universel de la fiction », il est clair que le public est plus ralenti et plus solennel que les paysans rustres. Car personne ne rit. Les gens semblent avoir perdu le pouvoir de réagir aux stimuli humoristiques. Quand une trayeuse rêvait de funérailles, l’autre trayeuse lui répondait : « Cela signifie que tu vas bientôt te marier », et elles gloussaient ensemble. Mais quand M. J. D. Beresford dit que la théorie psychanalytique « esquisse la suggestion d’une moralité plus libérale, en se basant sur la nécessité physique et spirituelle de la libération de la pulsion », il semble que nous passions à côté de l’essentiel. Car pas un seul gloussement n’est entendu dans le silence profond et décevant. Il semble vraiment étrange que quand un artiste moderne et brillant nous fournit des blagues bien plus drôles que les rudes plaisanteries des rustres, l’effort le plus raffiné rencontre la plus faible des réponses. Ceci est un exemple de cette solennité contre-nature, qui fait songer à un vide artificiel, dans laquelle toutes ces expérimentations modernes sont conduites. Mais il ne fait aucun doute que si Freud avait pu expliquer ses idées dans une vieille taverne du Moyen-Âge, elles auraient rencontré des applaudissements bien plus spontanés.

J’espère ne pas sembler antipathique avec M. Beresford ; car non seulement j’admire son talent, mais j’agis en ce moment même en stricte obédience avec ses théories. Je suis en train – je le dis fièrement – d’agir en disciple de Freud, qui m’interdit apparemment de retenir une pulsion, ce qui inclut supposément la pulsion de rire. Je ne veux pas manquer de respect à M. Beresford ; mais mon premier devoir, bien sûr, je le dois à mon équilibre psychique interne. Et Dieu seul sait quel dommage pourrait être évité au mécanisme des plus délicats de mon appareil mental si je devais le soumettre à la pression violente et soudaine de ne pas sourire à des théories scientifiques qui sont attirantes parce qu’elles parlent de sexe, ou en forçant les traits de mon visage à adopter un masque de froideur effrayante quand j’entends parler de la nécessité spirituelle de libérer une impulsion. Je ne sais d’ailleurs pas tout à fait, en écoutant les représentants de la théorie psychanalytique, jusqu’à quel point la libération de la pulsion doit être amenée en pratique ; je ne sais pas s’il est souhaitable de libérer la pulsion de jeter quelqu’un hors d’un train pour avoir le wagon pour soi tout seul ; ou quelles pourraient être les sanctions psychiques entraînées par la répression du réflexe naturel de tirer sur M. Lloyd George. Mais évidemment, le plus grand inclut le moins grand ; et il serait très illogique que je sois autorisé à balancer notre ami voyageur mais pas à le taquiner ; ou s’il m’était permis de tirer sur M. George mais pas de sourire à M. Beresford. Et quoique je ne sois pas aussi sérieux que lui, je lui assure être aussi sincère que lui. Dans ce sens je regrette sérieusement son sérieux ; je pense sérieusement qu’un tel sérieux est un mal très sérieux. Car libérer un peu d’impulsion humaine, saine, est effectivement la meilleure chose à faire pour se soulager par les mots et les gestes, et une manière de le faire est de se rappeler que la conscience humaine universelle perçoit qu’il y a quelque chose de comique dans la relation entre les sexes. La pulsion de rire lorsqu’il est question de moralité « libérale » ou d’une science du sexe qualifiée « d’attirante » est l’une des pulsions qui est déjà satisfaite chez la plupart des gens qui n’ont jamais entendu parler de psychanalyse, et qui n’est refoulée que chez les psychanalyses et ceux qui leur ressemblent.

M. Beresford doit donc m’excuser si, avec un désir sincère de suivre sérieusement ses arguments sérieux, je prends note dès le départ d’un certain élément de comédie dont les tenants de son école semblent assez inconscients. Quand il demande si sa théorie du refoulement peut servir le propos de grands travaux littéraires, il semblerait naturel en premier lieu de la confronter avec certaines des plus grandes œuvres littéraires. Et, en en jugeant par ce test scientifique, il doit être admis que nos classiques littéraires feraient échec à cette théorie. Lady Macbeth ne souffre pas de noctambulisme parce qu’elle a résisté à l’impulsion d’assassiner Duncan, mais plutôt (par une curieuse ruse de l’esprit) parce qu’elle y a cédé. L’oncle de Hamlet est dans un état d’esprit morbide, non pas, comme quelqu’un le supposerait naturellement, parce qu’il a sacrifié son propre développement en laissant la vie sauve à son frère ; mais parce qu’il s’est triomphalement libéré de l’impulsion morbide de verser du poison dans son oreille. Selon la théorie de la psychanalyse, ainsi exposée, un homme devrait être hanté par les fantômes de tous les hommes qu’il n’a pas tués. Même s’ils étaient limités à ceux envers lesquels il avait senti une vague envie d’assassinat, ils pourraient constituer une foule respectable toujours à ses talons. Pourtant, Shakespeare semble présenter Macbeth hanté par Banquo, qu’il  a balayé de la surface de la terre et de son propre inconscient. L’enfer devrait donc être figuré par le regret pour toutes les occasions manquées de crimes ; l’insupportable pensée de toutes ces maisons pas encore incendiées ni pillées, ou de tous ces oncles cossus qui se promènent, en pleine forme, avec leur chaîne de montre bien visible. Pourtant Dante semble avoir représenté l’enfer comme constitué uniquement des choses qui ont été faites ou avec quoi elles ont été faites, non pas constitué de l’imagination embrouillée d’un voleur qui n’a pas volé ou d’un assassin qui n’a pas assassiné. En un mot, il est très apparent que les poètes et les sages du passé en savaient très peu en matière de psychanalyse, et peu importe que M. Beresford puisse en tirer de grands effets littéraires, eux sont parvenus à obtenir leurs effets littéraires sans elle. Ceci est un point préliminaire, et j’arriverai au problème plus sérieux dans quelques minutes, si toutefois la mode n’a pas changé d’ici là. Pour le moment, je prends le test de l’expérience littéraire pour savoir à quel point les authentiques chefs-d’œuvre de l’homme ont été réalisés de manière indépendante à cette théorie psychanalytique. Les hommes sont toujours enthousiasmés par les passages poétiques d’artistes comme Shakespeare et Dante ; ce qui leur donne envie de roupiller, ce sont les passages qui ont trait à la science. Dante pensait d’un certain système de sphères qu’il était l’astronomie définitive ; Shakespeare pensait de quelques notions sur les humeurs du corps qu’il s’agissait de la meilleure des sciences physiologiques. J’en appelle à l’indestructible sens de l’humanité de M. Beresford, et à son sens de l’humour toujours intact. Qu’en serait-il des œuvres de Dickens si elles avaient été réécrites pour illustrer les thèses de Darwin ? De même avec les œuvres de M. Kipling si modifiées pour illustrer les théories de M. Kidd ? Croyez-moi, les proportions sont telles que je les ai indiquées. L’art est long, la science est brève ; et l’inconscient de M. Beresford, bien que courageux et robuste, est en danger de devenir non pas un tambour assourdi, mais un tambour que quelqu’un va réduire au silence pour toujours ; en faisant un trou dedans, pour n’y trouver rien à l’intérieur.

Mais il y a une morale incidente dans le sujet qui me paraît d’actualité. Cela concerne l’idée de punition.

Les psychanalystes continuent de s’agiter d’une manière étrange autour du problème de Hamlet. Ils s’intéressent particulièrement aux choses dont Hamlet était inconscient, pour ne pas dire aux choses dont Shakespeare était inconscient. Il est vain, pour des rationalistes vieux-jeu comme moi, de souligner que cela revient à vouloir disséquer le cerveau de Puck ou révéler la véritable vie privée de Punch et de Judy. La discussion ne tourne plus autour de la question de savoir si Hamlet est fou, mais plutôt de savoir si tout le monde est fou, notamment les experts qui investiguent la folie. Et la chose curieuse, dans ce processus, c’est que même quand les critiques sont assez subtils pour percevoir des subtilités, ils ne sont jamais assez simples pour voir les choses les plus évidentes. Un critique très fin a notamment dit que, dans le personnage de Hamlet, le conscient désirait une chose mais l’inconscient une autre. Apparemment, la conscience de Hamlet avait embrassé sans hésitation, et même accueilli, l’obligation de se venger, mais le choc (à ce qu’on nous dit) avait rendu ce sujet douloureux, et amorcé une étrange et secrète aversion à sa mise en œuvre. Il n’est pas apparu à ces écrivains qu’il pourrait être assez douloureux, pour ne pas dire plus, de trancher la gorge de votre propre oncle, et mari de votre propre mère. Il peut certainement y avoir une aversion pour l’acte ; mais je ne vois pas pourquoi elle devrait être inconsciente. Il semble tout simplement possible qu’un homme puisse être assez conscient de ne pas aimer accomplir une telle tache.  Là où Hamlet différait de la moralité moderne était qu’il croyait dans la possibilité de ne pas l’aimer mais de la faire quand même.

En suivant le raisonnement de ces critiques, on en viendrait à penser qu’assassiner un père de famille est une sorte de célébration familiale, ou une tradition familiale ; la quête d’un petit plaisir innocent et gai ferait que le jeune prince se serait naturellement activé avec une exubérance inconsidérée, s’il n’y avait ces pensées secrètes et sombres qui lui en avaient donné une inexplicable révulsion. Supposons que ce dilemme habite l’un de ces critiques modernes de la classe moyenne, de mon propre rang et ayant le même mode de vie que moi ; supposons que c’était sa tache de rentrer chez lui, à Brompton ou Surbiton, et de planter un couteau dans l’oncle William, qui avait empoisonné quelqu’un et avait échappé à la justice. Peut-être que la première pensée de ce critique serait de se dire : voilà là une manière bien plaisante de passer une journée de vacances ; et peut-être que seulement dans l’inconscient de ce critique, subsisterait la sensation d’une suspicion qu’il y a quelque chose de malheureux dans cette histoire. Mais il semble aussi possible que le regret ne soit pas confiné à son inconscient, mais vienne nager à la surface de sa conscience. Pour le dire clairement, cette sorte de critique a perdu les derniers haillons du sens commun. Hamlet ne nécessite pas d’explications liées à l’inconscient, car il s’explique lui-même, et avait peut-être même tendance à trop le faire. Il était un homme pour qui le devoir s’était présenté sous une forme particulièrement affreuse et répugnante, et il n’était pas prêt pour ce type de devoir. Il y avait un conflit en lui, et il en fût conscient du début à la fin. Hamlet n’était pas une personne inconsciente ; mais une personne bien trop consciente.

Assez étrangement, à cette théorie de la révulsion inconsciente dans l’interprétation d’un personnage dramatique correspond une révulsion inconsciente dans l’esprit de la critique moderne. Cette critique souffre d’une sorte de préjugé subliminal lui faisant rater quelque chose qui semble évident aux autres. La chose que la critique évite secrètement et obscurément, depuis le début, est le fait tout simple de tenir compte de la moralité à laquelle Shakespeare croyait, moralité différente de toute une psychologie grossière en laquelle il ne croyait certainement pas. Shakespeare croyait certainement en la lutte entre le devoir et le tempérament. Or, la critique évite instinctivement de considérer le fait que Hamlet raconte une lutte entre le devoir et le tempérament ; et essaie de la substituer par une lutte entre le conscient et l’inconscient. Elle donne à Hamlet un complexe pour éviter de lui donner une conscience. Mais elle est de fait forcée de faire comme si tuer un oncle était une inclination naturelle, parce qu’elle ne veut pas admettre qu’il pouvait être un devoir de le tuer. La critique est contrainte de s’exprimer comme si une  monomanie sombre et secrète nous évitait à tous de tuer nos oncles. Elle est contrainte à cela parce qu’elle ne va pas même prendre au sérieux la morale simple, et, si je puis me permettre, primitive, sur laquelle la tragédie de Shakespeare est construite. Car la moralité implique trois propositions morales, devant laquelle toute l’inconscience morbide moderne recule comme devant une jarre laide remplie de souffrances. Ces trois principes sont : premièrement, que notre objectif principal doit être d’effectuer les bons choix, même si nous détestons les effectuer ; deuxièmement, que faire le bon choix peut entraîner le fait de punir quelqu’un, y compris si c’est un puissant de ce monde ; troisièmement, que ce procédé de punition juste peut entraîner un combat et la mort. La critique moderne a un préjugé contre le premier principe et le qualifie d’ascétisme ; elle a un préjugé contre le deuxième et l’appelle vindicte ; elle a un préjugé contre le troisième qu’elle qualifie généralement de militarisme. Qu’il puisse éventuellement être le devoir d’un jeune homme de risquer sa vie, contre ses propres inclinations, de sortir son épée et tuer un tyran, voici une idée instinctivement évitée par cette ambiance particulière des temps modernes. C’est pourquoi les tyrans se portent si bien dans les temps modernes. Et pour éviter ce sens évident de la guerre comme devoir et de la paix comme tentation, la critique doit complètement renverser Hamlet, et rechercher son sens à l’aide de notions modernes si éloignées qu’elles n’ont plus aucun sens dans ce contexte. La critique doit faire de William Shakespeare de Stratford l’un des élèves du professeur Freud. Elle doit faire de lui un champion de la psychanalyse, ce qui revient à vouloir en faire un champion de la vaccination. Elle doit s’arranger pour faire correspondre l’âme de Hamlet aux classifications de Freud et de Jung ; ce qui revient à faire rentrer le père de Hamlet dans les classifications de Sir Oliver Lodge et Sir Arthur Conan Doyle. La critique doit interpréter la pièce entière avec une nouvelle moralité dont Shakespeare ne savait rien, parce qu’elle n’a qu’aversion pour la vieille moralité que Shakespeare ne pouvait pas ne pas entendre. Et cette morale, que certains d’entre nous estiment basée sur une psychologie bien plus réaliste, est que la punition en tant que telle est un procédé parfaitement sain, pas simplement parce que c’est un redressement de tort, mais aussi parce que c’est une expiation. Ce que le monde moderne veut faire, en proposant de substituer la punition par la pitié, est vraiment très simple à exposer. Le monde moderne n’ose pas punir ceux qui sont punissables, mais seulement ceux qui sont pitoyables. La punition ne toucherait plus, aujourd’hui, une personne aussi importante que le roi Claudius ou le Kaiser William.

Cette vérité est puissamment actuelle. Le sujet de Hamlet, c’est qu’il a hésité, de manière très excusable, à effectuer quelque chose qui devait être fait ; et c’est là le point important, peu importe ce que nous aurions fait à sa place. Ceci a été observé, il y a longtemps, par Browning dans son livre La Statue et le buste. Il y défendait l’idée que même si le motif d’une action était mauvais, le motif pour ne pas agir était pire. Et une action ou une inaction est jugée par son motif réel, pas par le fait de savoir si quelqu’un d’autre aurait accompli la même chose avec un meilleur motif. Que le régicide commis par Hamlet ait été ou non un devoir, il a été accepté comme un devoir et a été fui comme un devoir. Et ceci est spécialement vrai du régicide que tout le monde a appelé de ses vœux à l’issue de la Grande Guerre. Il aurait pu être bien ou mal de punir le Kaiser ; il n’était certainement pas plus juste de punir les généraux et amiraux allemands pour les atrocités qu’ils avaient commises. Mais même si cela était mal, ce projet n’a pas été abandonné parce que c’était mal. Il a été abandonné parce qu’il était pénible à réaliser. Il a été abandonné pour tous ces motifs, faiblesse et irrésolution, que nous associons au nom de Hamlet. Cela peut être glorieux ou ignominieux de faire verser le sang d’ennemis impériaux, mais il est certainement ignoble de hurler en faveur de ce que vous n’osez pas faire. Considérant le fait que nous n’avions pas de meilleurs motifs que nous en avions alors ou en avons aujourd’hui, il aurait certainement été plus digne que nous « engraissions tous les milans du ciel avec les entrailles de ce drôle [le Kaiser] ». Le motif est le seul test moral. Un saint peut nous donner un motif plus élevé pour pardonner les seigneurs de guerre qui assassinèrent Fryatt et Edith Cavell. Mais nous n’avons pas pardonné les seigneurs de guerre. Nous avons simplement oublié la guerre. Nous n’avons pas pardonné comme le Christ l’a fait ; nous avons seulement procrastiné comme Hamlet. Notre motif le plus élevé a été la paresse ; notre motif le plus commun a été l’argent. Je dois donc m’excuser auprès du charmant et chevaleresque prince du Danemark pour l’avoir comparé, même sur un seul point, aux princes de la finance et aux professionnels de la politique de notre temps. Au moins Hamlet n’a-t-il pas épargné Claudius simplement parce qu’il espérait obtenir de l’argent de lui par les salaires des comédiens de la troupe théâtrale, ou souhaitait passer un accord avec lui sur l’approvisionnement de vin à Elseneur ou sur les dettes contractées à Wittenburg. Encore moins Hamlet n’a agi entièrement pour les intérêts de Shylock, un habitant de la distante cité de Venise. Sans doute Hamlet a-t-il été envoyé en Angleterre pour qu’il puisse développer ces motifs supérieurs en faveur de la paix et du pardon. « Là-bas, sa folie ne sera pas remarquée ; car tous les hommes y sont aussi fous que lui. »

Il est donc très naturel que les hommes essaient de dissoudre le problème moral posé dans Hamlet dans les notions amorales de conscient et d’inconscient. Le type de devoir que Hamlet fuit est exactement le type de devoir que nous fuyons tous aujourd’hui ; celui de détrôner la justice et d’innocenter la vérité. Beaucoup préfèrent aujourd’hui nier que cela soit un devoir parce que cela représente un danger. Ceci s’applique, bien sûr, pas seulement aux affaires internationales mais aussi aux affaires intérieures et spécialement aux affaires industrielles. Le capitalisme a pu devenir une immense tyrannie en Angleterre parce que les Anglais remettaient toujours à plus tard leur révolution populaire, de la même manière que le prince du Danemark remet à demain sa révolution de palais. Les Anglais ont sermonné les Français à propos de leur amour des révolutions sanglantes, de la même manière qu’ils les sermonnent aujourd’hui à propos de leur amour des guerres sanglantes. Mais la patience qui a fait que l’Angleterre a été transformée en ploutocratie n’est pas la patience des saints ; c’est la patience qui paralysait le noble prince de la tragédie : l’acédie. Dans tous les cas, le point fondamental, c’est qu’en refusant de punir le puissant nous perdons rapidement l’idée de punition ; et transformons notre politique en une persécution pure et simple des pauvres.

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