« Chesterton, portrait philosophique d’un écrivain », de Wojciech Golonka

Wojciech Golonka, spécialiste de Chesterton, vient de publier une étude sur la vision philosophique du penseur anglais. Passionnant.

(Cet article a été, dans un premier temps, publié sur le site des amis de Chesterton.)

C’est bien le moins, lorsque l’on écrit sur Gilbert Keith Chesterton, de commencer par énoncer un paradoxe. L’une des choses qui nous frappent lorsque l’on ouvre aujourd’hui un de ses livres, c’est la dimension prophétique de ses thèses. Or, l’idée-force qui me semble ressortir du livre de Wojciech Golonka, intitulé Gilbert Keith Chesterton : portrait philosophique d’un écrivain, c’est que Chesterton a été un penseur visionnaire parce qu’il a été très réaliste dans sa vision du monde.

Si Chesterton peut être qualifié de réaliste, c’est, comme le montre cet ouvrage publié aux éditions du Cerf patrimoine, parce qu’il s’est progressivement rapproché du réalisme de la philosophie de Saint Thomas d’Aquin. «On peut vraiment dire que Chesterton a été un visionnaire et Saint Thomas nous explique ce phénomène dans son principe : connaître exactement une chose, c’est en connaître aussi les effets potentiels. (…) La fine observation des choses jointe à l’aptitude d’analyse du présent et du passé fait de Chesterton un écrivain visionnaire», affirme Wojciech Golonka (p.337).

Gilbert Keith Chesterton a bien été visionnaire, mais il n’a jamais prétendu être philosophe. Il se disait journaliste, et sa pensée s’en retrouve pour ainsi dire éparpillée dans des centaines d’articles de presse et seulement quelques livres théoriques et synthétiques (notamment Orthodoxie, L’Homme éternel et son Saint-Thomas). Pour autant, il n’aura échappé à aucun de ses lecteurs attentifs que le penseur anglais avait, c’est le moins que l’on puisse dire, de la suite dans les idées. Et ce depuis sa « philosophie des contes de fées », exposée dans Orthodoxie (1908), jusqu’à son ouvrage de la maturité Saint-Thomas d’Aquin (1933) (1). L’objectif du livre de Wojciech Golonka est précisément de nous donner une vision précise de l’évolution de la pensée philosophique de Chesterton dans chacune des catégories classiques de la philosophie (cosmologie, psychologie, métaphysique, politique…). Mais d’en montrer également les limites. Un travail d’orfèvre à saluer. Cet ouvrage a également le mérite de proposer énormément d’extraits (en anglais) de textes du penseur, souvent inédits en français. Ces extraits, placés en notes de bas de page, constituent une bonne moitié du livre.

GKC a visiblement été, de nombreuses années, thomiste sans trop le savoir. Il pourrait être qualifié de « thomiste intuitif ». Sans passer par le labeur qui incombe à l’authentique philosophe, Chesterton, en partant de l’observation de la réalité, de ce qu’il avait sous les yeux, a « grillé » certaines étapes du raisonnement intellectuel pour déboucher sur de fermes conclusions se rapprochant de celles d’Aristote mais surtout de l’Aquinate (Wojciech Golonka en donne de multiples exemples tout au long de l’ouvrage, concernant le chagrin page 81, la vision aristotélicienne de la véracité des premiers principes et l’absurde page 188, etc.). «Chesterton va adhérer au réalisme thomiste non pas pour des raisons scolaires, professionnelles ou sociales, mais d’une manière spontanée et naturelle, pour des raisons proprement philosophiques» (p.380).

Ce qu’il manque à Chesterton, mais qu’il n’a jamais prétendu avoir, c’est bien sûr une forme de rigueur scientifique dans l’expression et le développement de ses idées. De nombreux passages de l’étude en prennent note. «Chez l’écrivain anglais, c’est une constante : une pensée profonde, illustrée avec des exemples ingénieux, mais aux antipodes d’une formalisation ou d’une synthèse scientifique. C’est seulement le temps, une certaine sagesse d’écrivain mûr et son intérêt pour la philosophie scolastique qui permettent à son génie de dépasser ses intuitions et ses soupçons ontologiques au profit d’une philosophie de l’être avérée» (p.164, Wojciech Golonka à propos de la vision métaphysique de l’écrivain anglais).

Autre remarque allant dans le même sens : «Notre auteur perçoit avec justesse le fond des problèmes étudiés, ses intuitions et ses inductions coïncident avec la réalité des choses, par contre il est incapable de les exprimer d’une manière adéquate, faute d’une connaissance spécifique du sujet traité et d’un vocabulaire technique correspondant» (p.101). L’auteur note quelques lignes plus loin : «La rectification de sa pensée, ou plutôt des expressions de sa pensée, fait suite à sa conversion et à l’influence conséquente de la pensée catholique.»

Impossible, en effet, d’évoquer Chesterton sans rappeler que toute sa pensée gravite autour du catholicisme, religion à laquelle il se convertit en 1922. Quel est le lien entre la philosophie des contes de fées et le christianisme ? Ni plus ni moins que la notion se situant au coeur même de la pensée et même de la vie de Chesterton : l’émerveillement devant le spectacle de l’univers, le sentiment de gratitude que l’on ressent face à ce monde qui aurait pu ne pas exister ou ne pas être tel qu’il est. « Chesterton trouve dans la philosophie de Saint-Thomas une confirmation à sa doctrine de la louange béatifiante de l’existence, observe Wojciech Golonka. Et précisément l’unique philosophie qui permet cette harmonie avec le réel c’est la philosophie chrétienne, tant du point de vue de son réalisme épistémologique (la capacité d’entrevoir les choses telles qu’elles sont) que du point de vue de son théisme (la reconnaissance pour l’existence indue) » (p.109). Ce qui nous amène à une définition possible du bonheur selon Chesterton : «C’est la contemplation des mystères de la foi, également plus élevée que la contemplation naturelle, qui élève l’homme à une dignité supérieure de la vie» (p.107).

Le catholicisme, pour Chesterton, c’est aussi une sorte de réseaux de vérités (de dogmes) qui permet de maintenir le monde en équilibre comme une cathédrale (2). Et si le penseur anglais n’a pas été un philosophe au sens ‘scientifique’ du terme, Wojciech Golonka reconnaît qu’il l’a été à d’autres égards : «Le souci de se conformer à la réalité est la fin qui transcende toute sa pensée, qu’elle soit d’ordre naturel ou d’ordre surnaturel. C’est ce que précisément on appelle du réalisme et à quoi correspond l’étymologie du mot ‘philosophe’, un ami de la sagesse s’intéressant gratuitement à tout afin de le comprendre et de l’expliquer» (p.284). Chesterton adopte aussi une posture philosophique dans le sens où il recherche en permanence le juste milieu (la « normalité » (3)), incarné de toutes les manières possibles par l’église catholique en ce bas monde.

Pour lui, le catholicisme est en effet la « religion des paradoxes », celle qui par ses différents dogmes, qui ont parfois l’air de se contredire les uns les autres, permet d’unir les contraires en un mystérieux équilibre (4). Ainsi, quand Chesterton s’attaque à une hérésie moderne (la psychanalyse, le marxisme…), il précise toujours qu’il y a une part de vérité dans cette hérésie. Le problème, c’est que ces vérités partiales sont érigées par leurs défenseurs comme des vérités totales (pour Freud, tout vient des pulsions sexuelles, pour Marx, tout vient des conditions sociales d’existence, etc.). «Le faux absolu n’existe pas : un système de pensée n’est jamais totalement erroné, c’est précisément cela qui est problématique, note Wojciech Golonka. En réalité l’erreur s’appuie sur quelque chose de juste mais en est une déformation, la suppression de son équilibre initial» (p.205).

Au cœur même de cette recherche de l’équilibre, Chesterton adopte une vision classique de la relation entre foi et raison, sous le ‘patronage’, pourrait-on dire, de Saint Thomas, dont l’œuvre constitue un « pont entre les sens, la raison et la foi» (p.227). L’homme, marqué par le péché originel, a en effet besoin de l’apport incommensurable de la Révélation pour pouvoir utiliser sainement sa raison.

Cette vision catholique de l’existence, non seulement Chesterton l’a personnellement adoptée, mais il l’a défendue avec le brio que l’on sait. C’est même en la défendant qu’il a affiné, année après année, sa doctrine.

Ainsi, la partie de l’ouvrage que Wojciech Golonka consacre à l’utilisation magistrale par GKC de la logique et du « raisonnement droit » est particulièrement intéressante, dans la mesure où nous sommes là au plus près de l’art dialectique de notre auteur. «Un raisonnement ‘droit’, orthodoxe, consiste à inférer une conclusion juste à partir de prémisses vraies, c’est ce que l’on appelle un syllogisme rigoureux», précise l’auteur (p.186). Il insiste aussi, bien évidemment, sur l’emploi du paradoxe chez Chesterton, plutôt entendu dans son sens premier : opinion allant à l’encontre de l’opinion communément admise. Pour Wojciech Golonka, l’emploi du paradoxe chez notre auteur est une méthode pédagogique destinée à faire apparaître les choses dans leur réalité, dépouillées de tous les préjugés modernes. Un paradoxe chestertonien, c’est un peu comme un seau d’eau froide que l’on nous enverrait à la face : il s’agit de nous réveiller et de nous faire adopter un regard neuf sur une chose que nous croyions connaître. Cette méthode a aussi l’avantage de remettre automatiquement à l’endroit tout ce que la modernité a mis à l’envers.

Outre l’emploi du paradoxe, l’ouvrage passe en revue les autres techniques de la dialectique favorites de Chesterton : dévoiler les sous-entendus impliqués par des jugements parfois anodins, se référer à l’étymologie des termes ou encore employer le raisonnement par analogie. Pour notre penseur, la meilleure éducation serait celle d’apprendre à repérer et invalider les sophismes de toutes sortes (cf p.206), sur lesquels prospèrent les différentes formes du scepticisme moderne (p.309-319).

Ce sont en s’appuyant sur ces techniques dialectiques, dans l’utilisation desquelles il est un maître, qu’il se permet donc de discréditer violemment la modernité (5). Que lui reproche-t-il ? « Rupture avec le passé, une liberté chimérique et la stérilité intellectuelle, l’indifférence par rapport à la vérité se traduisant par l’intolérance vis-à-vis des certitudes, enfin l’abandon de la logique et de la raison au profit d’une émotion folle », liste Wojciech Golonka (p.307). On notera la pertinence du diagnostic, notamment sur la question de l’infertilité. C’est particulièrement frappant dans la promotion récente du « mariage pour tous » ou encore dans la création d’un « baptême civil » : la modernité, par son incapacité chronique à inventer quoi que ce soit de réellement nouveau, se limite à recycler des institutions et des rites du passé, en les vidant de leur substance, alors qu’elle claironne à tout bout de champs qu’elle souhaite instaurer un « monde nouveau ». Malheureusement pour elle, elle ne retombera toujours que sur une énième manifestation du péché originel sous une forme plus ou moins criminelle et plus ou moins massive.

Face à cette déréliction, quelle est la « bonne vie » que nous propose Chesterton ? Sur le plan personnel, il estime qu’une « attitude claire au niveau des principes moraux, comme par exemple les Commandements, donne une liberté supérieure allant jusqu’à s’émanciper de certaines conventions lorsqu’elles n’ont pas de connotations morales » (p.94). Sur le plan communautaire, Chesterton est démocrate. Mais pas au sens d’un mode de gouvernement, selon Wojciech Golonka (6), plutôt dans l’idée du respect des traditions d’un peuple (p.124-130), du respect des convictions personnelles de la majorité des individus constituant une communauté.

C’est d’ailleurs sur cette question de la démocratie que l’auteur pointe quelques limites à la pensée chestertonienne. Un problème se présente notamment : le 20ème siècle (et pas seulement lui) a malheureusement prouvé à quel point des masses entières de « common man » avaient pu faire de mauvais choix (c’est un euphémisme). « Il est d’ailleurs surprenant que l’auteur faisant intervenir la religion en éthique en raison des conséquences du péché originel ne considère pas que les hommes puissent s’avérer également ignorants ou malicieux dans le domaine social », remarque à ce titre Wojciech Golonka. GKC idéalise probablement trop, par moment, ce « common man ». L’auteur critique également la vision romantique et sentimentale qu’a Chesterton de la Révolution. La prise de la Bastille serait ainsi, selon lui, une « action liturgique ». Chesterton se laisserait ici aller, selon l’auteur, à l’un de ces accès de sentimentalisme qu’il reproche d’habitude à ses adversaires : il oublie le réel, en l’occurrence toute la face sordide et terrible de la Révolution. Wojciech Golonka établit par ailleurs une liste d’erreurs théologiques qu’il a relevées dans les écrits de Chesterton (p.276-283).

Bien sûr, certaines de ces critiques (comme celle qui concerne le flou entourant la notion d’égalité chez le penseur – p.371-378) sont dues au relatif dilettantisme de Chesterton. Toutefois, n’oublie pas de préciser l’auteur, qu’il ait pu aboutir à tant de puissantes conclusions en ayant si peu recours au travail philosophique classique tient du prodige. « On obtient difficilement une telle perfection globale au premier jet d’écriture et visiblement – quoique méditée, construite selon un plan préétabli et appuyée de quelques notes personnelles – l’œuvre de Chesterton est essentiellement d’un tel jet. On ne peut être qu’admiratif des résultats obtenus avec une méthode aussi imparfaite, révélant un génie des lettres incontesté » (p.357).

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(1) Je ne résiste pas à l’envie de citer ce commentaire qu’a fait de cet ouvrage le spécialiste du docteur angélique Etienne Gilson, dans une lettre à Kevin Scannel citée page 165 de l’ouvrage de Wojciech Golonka : « La raison pour laquelle j’admire à ce point le livre de Chesterton sur Saint-Thomas d’Aquin, c’est que je le trouve toujours juste dans ses conclusions à propos de l’homme et de sa doctrine alors même qu’en fait, Chesterton en savait très peu sur lui. »

(2) Wojciech Golonka cite, dans cet ordre d’idées, le dominicain Réginald Garrigou-Lagrange : « Dans l’âme parfaite, l’humilité et la douceur s’accompagnent de vertus en apparence contraires, mais en réalité complémentaires : celles de forces et de magnanimité ; ce sont comme les deux côtés opposés d’une voûte d’ogive qui se soutiennent mutuellement. »

(3) « La raison s’aliénant [dans le cadre de la modernité], Chesterton a cherché la normalité là où elle était encore prêchée » (p. 232). A savoir, à l’église. En 2016, nous en sommes encore là.

(4) « L’avantage des objections portées à l’égard de la sagesse catholique, contradictoires les unes par rapport aux autres, démontrent incidemment un équilibre qui ne peut être naturel. Par exemple on l’accuse d’être à la fois pessimiste à cause du côté ascétique et pénitentiel de la religion, mais aussi on l’a dit trop optimiste dans la foi en la Providence ou la liberté des hommes » (p.251).

(5) Pour Chesterton, « est moderne ce qui rompt avec la pensée européenne et chrétienne commune dont il se reconnaît un héritier intellectuel » (p.290).

(6) Dans cet article, traduit par mes soins, il semble pourtant bien que Chesterton défende l’idée de démocratie comme mode de gouvernement.

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