Cet article est la traduction d’un article critique sur la psychanalyse, intitulé « Le Jeu de la psychanalyse », publié en 1923 par Gilbert Keith Chesterton (1874-1936).
[La version originale de cet article est disponible ici : http://www.unz.org/Pub/Century-1923may-00034. La traduction ci-dessous a été réalisée par mes soins.]
Paragraphe 1
De la psychanalyse, il peut être littéralement dit, en un certain sens au moins, qu’elle est faite de ces choses dont les rêves sont faits. Certains d’entre nous sont parfois tentés de gonfler l’importance de ces choses jusqu’à l’absurde, jusqu’à créer un bazar. Mais il est plus équilibré, et plus exact, de dire que ce nouveau concept scientifique, comme beaucoup d’autres, se divise en un élément plus petit, qui pourrait de manière sérieuse être qualifié de « chose », et un élément plus grand qui pourrait plus correctement être qualifié de « farce » [Chesterton, dans ce premier paragraphe, me semble jouer avec les multiples sens du mot « stuff » : « chose », « bazar », « farce » au sens de « farcir une dinde »]. La psychanalyse ne peut plus être disqualifiée simplement parce qu’elle est en vogue ; elle s’est élevée à la dignité d’une mode, et possède aujourd’hui l’autorité morale et la crédibilité intellectuelle que nous prêtons à ceux qui portent des chapeaux et des favoris. La psychanalyse a aujourd’hui pignons sur rue, elle est disposée à la vue des passants, comme un magnifique et décoratif mannequin sur le seuil de la boutique d’un tailleur. Et il est pour moi devenu évident, en tant qu’humble passant, qu’il est temps que quelqu’un en retire la farce.
En ne refoulant pas cette impulsion, il me semble que je respecte strictement l’un des principes les plus fondamentaux de la psychanalyse. En effet, ces théoriciens expliquent souvent que les plus affreux symptômes peuvent être le résultat de l’inhibition ou de la sécrétion d’un mouvement du désir, et qui sait ce qui pourrait arriver à mon équilibre intérieur si je contrôlais vraiment mes émotions à la vue d’un psychanalyste ? L’expert en psychologie pourrait m’apparaître dans un rêve, pour ne pas dire un cauchemar, et ma vie entière, empoisonnée par une passion prisonnière, m’apparaîtrait peut-être comme une suite d’occasions manquées. Il est donc bien plus sain de céder au stimulus nerveux, de libérer la pulsion humaine naturelle, ce qui pourrait se faire tant en éclatant de rire à la vue du professeur qu’en passant mon chemin, avec un geste ostentatoire approprié à la circonstance. Mais ces observations pourraient sembler un peu trop exagérées à certains, voire être accusées de se complaire dans la légèreté ; je reviendrais donc au sujet principal de cet essai – un sujet qui, comme celui du professeur, est assez sérieux, quoique peut-être exposé de manière moins solennelle.
Dans les controverses actuelles, les darwinistes les plus sincères et convaincus sont ceux qui ne savent pas ce qu’est le darwinisme ; et sans aucun doute, beaucoup pratiquent déjà la psychanalyse avec grande confiance et en rencontrant le succès commercial, dans un état comparable de méconnaissance sur sa nature réelle. Mais dans aucun de ces deux cas, étrangement, il n’est nécessaire de décider ce que le concept initial signifie ou est censé signifier. Nous sommes en fait plus inquiets du mésusage de ces noms et de ces concepts que du bon usage que l’on pourrait en faire. Le bon usage que l’on pourrait en faire est maigre, théorique, quoique légitime dans le cadre qui lui revient : c’est-à-dire un espace confiné, dans un lieu précis, réservé à une petite assemblée de spécialistes compétents. Le mauvais usage de ces concepts, lui, est un immense évènement historique, une révolution, quelque chose qui affecte la multitude. L’histoire de la bulle spéculative de la compagnie des Mers du Sud [en anglais, « South Sea Bubble », un scandale financier ayant eu lieu en Angleterre au XIXème siècle] n’est pas racontée en évoquant une histoire qui se serait déroulée sur une île localisée dans les mers du Sud. La chose importante n’est pas ce qui s’est passé concrètement, mais ce qui s’est passé dans le monde centralisé, civilisé, qui a cru à la fable, à l’illusion. Notons que cette remarque est tout aussi valable lorsque l’engouement autour de la chose en question n’est pas illusoire. Un homme pourrait vivre longtemps sans être perturbé par l’engouement populaire entourant les expéditions polaires s’il avait pris la précaution de vivre au pôle Nord. Mais, dans tous les cas, une théorie est seulement une pensée, alors qu’une mode est un fait. Si certaines choses se sont vraiment implantées au beau milieu de la civilisation, elles jouent un rôle important dans l’histoire, que leur origine soit un malentendu ou non. Si quelques mahatmas sont vénérés par de nombreuses personnes d’importance à Londres et Paris, peu importe en pratique qu’ils soient ou non suspectés d’hérésie au Tibet. Et si certaines danses traditionnelles, reconnues comme d’origine africaine, sont vues comme gracieuses par les aristocrates d’Europe et d’Amérique, peu importe qu’elles soient vues comme obscènes ou dégradantes par d’authentiques cannibales africains.
La vérité, c’est que le noyau des véritables études psychologiques a peu, voire rien à voir avec la mode psychanalytique, de la même manière que le noyau des authentiques études biologiques avait très peu de choses en commun avec la popularité superficielle de la notion de « chaînon manquant ». Si la science strictement scientifique existe, elle a parmi ses plus hauts mérites d’avoir des caractéristiques qui la rendent peu susceptible de devenir une mode ; tout comme un diagnostic médical vraiment subtil ne pourra jamais s’exprimer dans une forme de médecine trop codifiée. La science a une caractéristique, en particulier, que j’ai décrite plus longuement dans un autre article, mais qui lui est fatale en tant que mode. Je veux parler de ce sincère principe de recherche scientifique par spéculation qui ne peut, à aucun moment, être appliqué généralement aux affaires publiques, si ce n’est avec énormément de précautions et le plus généreux des recours au sens commun. Ceci s’explique par la nature profonde de l’enquête scientifique, qui, même lorsqu’elle progresse, évolue par une sorte de trajet d’auto-correction qui la ramène bien souvent à son point de départ. Considérée comme un procédé, cette manière d’enquêter pourrait se justifier ; mais considérée comme une solution pratique à un problème, elle pourrait en venir à se contredire elle-même. Pour prendre un cas élémentaire dans le domaine de la psychologie, la science pourrait tendre à considérer que compter aide un homme à s’endormir ; puis la science pourrait expliquer cela par le fait que les premiers chiffres forment des mots courts, ou bien sont des mots très fluides et familiers ; mais, dans un second temps, la science aurait le devoir d’ajouter que ces premiers nombres sont très peu nombreux, que les exemples opposés sont infiniment plus nombreux (l’infini étant littéral), que l’expression « mille cinq-cent quatre-vingts dix-sept » n’est pas, à proprement parler, une monosyllabe, et que peu d’entre nous ont l’habitude de demander cent soixante-treize chapeaux ou deux-cent dix-sept billets de train. La science, donc, suivant toujours sa logique, commencerait probablement par nous dire de compter puis finirait par nous dire de ne pas le faire. De la même manière, elle trouverait probablement des cas particuliers dans chacune de ses différentes conclusions, en conseillant par exemple à l’insomniaque de compter des moutons escaladant une grille et tombant dans un fossé, ou de dénombrer les femmes de la haute société en passe de faire appel à un psychanalyste.
Tout cela pour dire que je ne doute pas que quelque part, au sein de cette folie psychanalytique, ou plus probablement à l’écart de cette folie, du travail précautionneux et solide est effectué sur des questions propres à la mémoire, l’inconscient et les associations d’idées. Mais dans la mesure exacte où ce travail s’appuie sur des faits, il est impossible qu’il donne naissance à une mode. Je ne nie pas non plus, et j’y reviendrai plus bas, que cette mode elle-même est, d’une certaine manière, une réaction saine contre des choses encore plus malsaines. Mais pour le moment, je vais parler uniquement de la psychanalyse dont tout le monde parle ; ou pour ainsi dire de la seule psychanalyse dont les gens ont entendu parler. Elle est devenue une réalité, quelque chose qui fait de plus en plus partie du paysage, et menace de ne devenir rien d’autre qu’une nuisible absurdité.
Avant que les hommes ne se penchent sur les usages de l’inconscient, il serait peut-être bon pour eux de découvrir l’usage de l’esprit conscient ; et avant même de parler des résultats sur lesquels pourrait déboucher cette démarche, il serait bon de dire un mot sur la méthode. Car les passages de psychanalyse les plus fiévreusement cités, venant des penseurs les plus admirés dans cette école de pensée, suffisent en général à montrer que, qu’ils fassent ou non de la théorie, ils sont incapables de penser. L’un d’entre eux est par exemple admiré et cité pour sa théorie sur le personnage principal de Hamlet ; d’après lui, non seulement Hamlet détestait son oncle (ce que même un simple critique littéraire, sans aucune discipline scientifique, pourrait conjecturer), mais il détestait aussi secrètement son père simplement parce que celui-ci aimait sa mère. Je ne sais pas ce que l’on attend de nous lorsque l’on nous confronte à de tels propos, si ce n’est rire – si toutefois il ne nous était pas vivement rappelé qu’il est inhumain de rire des aliénés. Le professeur pourrait tout aussi bien reconstruire le réel personnage d’Ariel, pourtant si mystérieux, en le déduisant des effets de l’hypnose telle que probablement pratiquée par Sycorax. Il pourrait aussi interpréter le Songe d’une nuit d’été en psychanalysant les rêves de Moth et de Cobweb. Peu d’entre nous, j’imagine, aimeraient être attrapés dans de telles toiles d’araignées [jeu de mot avec Cobweb, qui signifie « toile d’araignée »]. La plupart d’entre nous seraient très soulagés si Puck, autre objet d’analyse prometteur pour la psychanalyse, venait avec son balai pour éjecter toute cette poussière, pour ne pas dire toute cette saleté, derrière la porte.
Paragraphe 2
Il y a une autre célèbre phrase, dans la même pièce de théâtre, qui reviendra sûrement à l’esprit de n’importe quel critique pour qui critiquer a quelque chose à voir avec le sens commun : « Les meilleures des pièces de théâtre ne sont que de l’ombre », et Hamlet n’est qu’une gigantesque ombre, même si c’est peut-être la meilleure dans son genre. Qu’un professeur doive sérieusement tenter de disséquer une ombre, d’appliquer son scalpel jusqu’aux plus profonds organes d’une ombre, et montrer les difformités cachées d’une ombre… tout cela est une sorte de cauchemar d’irréalité. C’est un rêve éveillé encore plus monstrueusement incompréhensible que n’importe quel rêve de dormeur que ce genre de docteurs essaient d’appréhender. S’il s’agit d’employer cette manière pour se former une opinion, même un scribouilleur sans démarche scientifique peut être autorisé, comme je le dis, à former sa propre opinion. Il pourrait aussi se montrer légitimement alarmé du principe qui veut que ces docteurs appliquent leurs méthodes à la vie courante comme ils l’appliquent à la littérature. Un autre de ces docteurs a évoqué un lapsus rédactionnel, effectué par un homme qui, en répondant à une question déplaisante à propos de « difficultés imprévues », avait remplacé le terme « imprévues » par « prévues ». Sachez que ce fait est gravement présenté comme une preuve de l’existence et de la grande vigilance du fameux inconscient, qui a soudainement saisi la plume de la main de celui qui écrivait pour barrer le préfixe négatif. Dans ce cas, nous pouvons nous borner à dire que l’inconscient doit être aussi mauvais logicien que le professeur qui en fit la découverte. Car ce que l’homme qui a commis le lapsus savait vraiment, de manière consciente, n’était pas qu’il avait prévu les difficultés et négligé de les retirer, mais qu’il était en train de mentir sourdement en disant qu’il n’y avait aucune difficulté du tout.
Mais, encore une fois, qui peut prendre ce genre de choses un instant au sérieux, et que penser de la qualité du jugement d’une personne qui les prendrait au sérieux ? Quelle importance à ce que le spécialiste ait collectionné de nombreux faits, si les faits qu’il collecte sont de cette nature, et si c’est de cette manière qu’il les présente ? Cette proposition sur les lapsus donne d’ailleurs une dimension terrifiante aux responsabilités morales qui incombent à ceux qui commettent des erreurs typographiques ou des erreurs de retranscription. Est-ce qu’un homme qui écrit, dans la hâte, « tirer sur des paysans » [shooting peasants] au lieu de « tirer sur des faisans » [shooting pheasants] peut être considéré comme un fou meurtrier ? Est-ce qu’un homme imprudent et à la courte vue, qui écrit « chapeau » [hat] au lieu de « avait » [had], peut être considéré comme un chapelier maniaque, plutôt que comme un homme sain s’exprimant momentanément à travers son chapeau ? Une faute de frappe, célèbre de par nos contrées, a fait dire à Monsieur Gladstone : « Mon honorable ami se rase [shaves] la tête » au lieu de « secoue [shakes] la tête » ; est-ce que l’imprimeur était un monomaniaque dont il faudrait se méfier lorsqu’il tient un rasoir à la main ? J’ai moi-même abandonné le second « r » du mot « correspondent » [en français, « correspondant »] en écrivant dans la hâte à propos d’un respectable gentleman non-conformiste, de manière à ce que c’est presque ressorti, à l’impression, comme « co-respondent » [en droit anglais, le « corespondent » est celui qui est accusé d’avoir commis l’adultère dans le cadre d’une procédure de divorce]. Doit-on en déduire que mon inconscient était bouillonnant d’un terrible savoir à propos de sa vie libertine, ou que la vérité terrible a couru à travers tous mes rêves, dans lesquels les non-conformistes étaient toujours portraiturés comme des personnes ayant des vies dissolues ou s’adonnant à de scandaleuses escapades ? Je donne simplement ces exemples pour illustrer l’extravagante négligence de la psychanalyse dans le simple processus du raisonnement, sans me soucier de ses résultats ; mais nous trouvons la même logique, peu digne de confiance, et le même comique involontaire quand nous en venons aux résultats eux-mêmes.
Paragraphe 3
La caractéristique principale de ce type de psychanalystes, c’est qu’il n’arrêtent pas de parler de complexes mais semblent n’avoir jamais entendu parler de complexité. La première chose à noter à propos du mouvement psychanalytique, c’est qu’il est le dernier-né d’une série de mouvements qui se sont succédé à travers l’histoire, que nous pouvons qualifier de mouvements de simplifications démentes. Chacun d’entre eux a pris, pas même une demi-vérité, mais un centième de la vérité, et l’a ensuite présenté non pas comme si ce n’était qu’une chose, mais comme si c’était tout. N’ayant jamais rien fait sinon couper des cheveux en quatre, les voilà qui tiennent le monde entier sur un seul cheveu.
Peut-être que les premiers précurseurs de cette manière moderne furent les calvinistes, qui ont extrait les plus profondes et mystérieuses choses du principe de prescience divine, et lui ont donné tant d’importance qu’ils ont détruit tous les autres attributs divins ; leurs descendants modernes sont les déterministes, qui ont dénié la possibilité d’effectuer le moindre choix au point de rendre impossible le fait de choisir ce qu’ils appelaient vérité plutôt que ce qu’ils appelaient mensonge. Mais un prototype plus reconnaissable encore est le disciple des utilitaristes, qui paradaient avec leur formule universelle d’égoïsme avec le même air d’impitoyable logique, bien que leur argument principal était au moins aussi significatif qu’un jeu de mot. Les utilitaristes utilise le mot « ego » aussi souvent que les psychanalystes utilisent le mot « sexe ». Les calvinistes, les utilitaristes, et tous ceux qui n’ont qu’une seule idée en tête, sont avant tout des tyrans intellectuels.
Leur objectif, en utilisant des termes si rudes et insuffisants, est de nous donner la chair de poule en attribuant des appellations laides à des choses ordinaires. Il est évident que l’accomplissement d’un idéal ne peut être atteint que dans une âme consciente existant au sein d’un ego ; mais cela a chatouillé leur vanité de faire une sorte de calembour sauvage en qualifiant cela d’égoïsme. Il est évident que si nous déformons le sens d’un mot au point de pouvoir dire qu’un homme est indulgent envers lui-même quand il veut être brûlé vif, nous sommes tout simplement en train de créer un choc d’illogisme en utilisant un mauvais mot pour ce qui pourrait être mieux exprimé en de meilleurs termes. De la même manière, il est évident que si nous élargissons une atmosphère supposée sexuelle jusqu’à n’importe quel élan naturel qui nous pousse vers la beauté et le plaisir, nous ne pouvons le faire qu’en retirant toutes les épines du mot « sexe », comme l’autre a retiré toutes les épines du mot « ego ». Dans les deux cas, le plaisir intellectuel est à peu près le même que celui d’un écolier qui cherche à faire peur à ses petites sœurs en parlant, avec une voix d’ogre, du sang qui coule d’une coupure qu’il s’est faite au doigt.
La même irrationalité, consistant à s’emparer de ce qui, au mieux, constitue une éphémère, obscure et douteuse partie de la vérité, et à la brandir alentour comme étant la vérité absolue, peut être vue dans la manière avec laquelle la sphère de la psychanalyse traite des affections non-sexuelles comme étant de caractère sexuel. Dire que l’instinct sexuel est très puissant est une évidence ; et dire qu’il est souvent difficile de percevoir dans quelle mesure il peut légèrement teinter d’autres choses est également une évidence. Mais la manière avec laquelle certains psychanalystes évoquent le complexe maternel nous indique qu’une mère est une chose probablement trop compliquée pour que leur intellect soit en mesure de l’analyser. En suivant leur manière de penser, nous arrivons à la conclusion, non pas tellement qu’il existe un instinct sexuel, mais qu’il n’existe rien que l’on puisse qualifier d’instinct maternel. Suivant la théorie du complexe d’Oedipe, en effet, une poule devrait être entièrement indifférente à ses poulettes et ne s’intéresser exclusivement qu’aux coquelets. Le moineau mâle, en apportant de la nourriture au nid familial, ordonnerait qu’elle soit d’abord distribuée aux oisillons femelles, alors que la mère, promptement, inverserait le processus. Ces exemples paraissent absurdes, mais ils ne sont pas un gramme plus absurdes, pour quelqu’un qui aurait une quelconque expérience de la famille humaine, que l’affirmation comme quoi les mères ne s’occupent guère de leurs filles ou que les pères ne se concentrent jamais sur leur fils. Le fait est que le sentiment de parenté, qui est l’une des forces traversant la nature, est aussi de loin la plus puissante et déterminante force qui traverse la nature humaine ; et tout ce que nous pouvons faire pour la contrebalancer, dans les réalités de l’expérience et du sens commun, c’est de dire qu’il y a peut-être, lorsque l’on ressent une attirance pour une personne du sexe opposé, sous certaines conditions, une sorte d’ombre de sentiment sexuel qui se mélange avec toutes sortes de sentiments d’affection innocents et même frivoles. Les proportions de ce sentiment sont imperceptibles et probablement invisiblement petites, mais c’est la marque de ces écoles de pensée monomaniaques que de se moquer totalement de toute idée de proportion. La chose qui est nouvelle pour eux finit toujours par remplir l’univers, au mépris de ce qui est vrai pour tout le monde. Et n’importe quel homme sain dira certainement que cette chose, si elle existe, est une partie de l’inconscient qui aurait mieux fait de rester inconsciente. Mais voilà une autre caractéristique de cette sorte d’agnostique, c’est qu’il est prêt à affirmer sa connaissance absolue de toutes choses jusqu’au point de commettre une contradiction dans les termes. De la même manière qu’il essaiera toujours d’écrire une histoire de l’homme préhistorique, il se battra en permanence pour être conscient de son inconscient. Et derrière tout cela, comme derrière le côté diabolique des calvinistes et le côté matérialiste des utilitaristes, il y a dans de nombreux cas la volonté de prendre un plaisir absurde en adoptant une attitude brutale et blasphématoire. Le même genre de frisson qui était donné en disant que la plupart des hommes étaient damnés, ou que tous les hommes étaient égoïstes, est donné en suggérant, quoique de manière absurde, que la maternité sacrée ou l’amour d’un petit enfant a en lui quelque chose de l’obscurité surnaturelle d’Oedipe.
Paragraphe 4
Même dans ces écoles de pensées contre-natures, sans doute, cet état d’esprit est rare et généralement – pour employer l’un de leurs mots favoris – inconscient. Mais la même attitude peut être trouvée dans de nombreuses et récentes écoles de pensée politique et morale, et parfois de manière plus évidente encore, quoique également pédante. Si c’est la dernière mode de prouver que tout est sexuel, c’était l’avant-dernière mode de prouver que tout était économique. La théorie marxiste, qualifiée de théorie matérialiste de l’histoire, avait le même type de stupide confiance en elle-même dans son très insuffisant matérialisme. Autant la première mode conçoit chaque agissement d’un oiseau comme étant nécessairement connecté avec l’acte de copulation, autant l’autre mode les conçoit comme étant tous connectés avec le fait d’attraper des vers de terre. Même à propos d’oiseaux, ce mode de pensée est inadéquat, et nous-mêmes, humains, ne nous limitons pas à un goût pour attraper des vers de terre et encore moins pour être des vers de terre. Mais la réponse que nous pouvons apporter est celle, bien sûr, de dire que les oiseaux n’ont pas d’histoire, mais seulement l’histoire naturelle. Peu importe que les oiseaux ne fassent rien d’autres que se nourrir et s’accoupler, ils ne font en tout cas rien qui mérite d’être rapporté, et d’ailleurs rien n’a été rapporté ; c’est pourquoi il n’existe aucun grand travail historique intitulé « Les Actions dorées de l’oisillon d’or », ni de « Vies des alouettes illustres ». Dans ces deux cas, marxisme et psychanalyse, le mode de pensée établit une confusion entre les conditions de vie terrestres et les motivations déterminantes de l’existence. Il est évident que la vie ne pourrait pas continuer si le sexe et la nourriture en était entièrement absents, mais cela n’a rien à voir avec la fréquence de leur présence. Leur présence plus ou moins fréquente ne fait certainement pas partie des facteurs qui sont à l’origine d’évènements décisifs. C’est exactement comme si nous disions que parce qu’un homme, où qu’il soit et quoi qu’il fasse, se tient sur ses deux jambes, ses deux jambes sont les seules choses qui l’intéressent dans la vie. C’est comme si nous supposions que cet homme parvenait à la béatitude en contemplant et en admirant ses jambes ; que s’il courrait pour attraper un train, c’était simplement pour exercer ses jambes, ou que s’il cherchait à hériter d’une fortune, c’était pour acheter des bottes. Il est certain que l’homme tient sur Terre et traverse les âges grâce aux deux appuis de l’alimentation et de la reproduction, mais de là à dire qu’il est perpétuellement en train de penser à ces choses n’est pas seulement catégoriquement contredit par toute son histoire, mais est aussi incohérent avec le fait qu’il ait, précisément, une histoire. Il était dit de monsieur Willoughby Patterne qu’il avait une jambe, et nous pouvons même faire une déduction scientifique courageuse en disant qu’il en avait deux ; mais s’il n’était question de rien mis à part ces deux jambes, il n’y aurait aucun roman intitulé « L’Egoïste ». Et s’il n’existait rien que ces supports matériels, il n’y aurait aucun livre intitulé « L’Empire romain », « Les Croisades », « La Révolution française » ou « La Grande Guerre ».
Dans le cas de la théorie matérialiste de l’histoire, même les matérialistes sont déjà en train de retrouver la raison. Les plus futés et les plus têtus des marxistes, comme ce vétéran viril, M. Hyndman, ont déjà revu et corrigé cette grossière vision économique. Même le plus sauvage et déshumanisé des marxistes ne parle plus tellement de cette vieille théorie matérialiste de l’histoire ; dans le royaume de Russie, en fait, il parlent surtout de la nécessité de briser les grèves et d’établir le labeur servile. La monomanie de la vision économique de l’histoire est déjà en train de passer, la monomanie de l’utilitarisme est passée avant elle, et la monomanie du déterminisme calviniste encore avant. Il était temps qu’une nouvelle monomanie apparaisse.
La monomanie de l’omniprésence du sexe, de la même manière que la dernière monomanie de l’omniprésence de l’économie, pourrait facilement être réfutée en long et en large ; dans un souci de brièveté, le mieux est de se référer, pour cela, à l’expérience quotidienne de n’importe quel homme ordinaire. Car n’importe quel homme ordinaire qui est déjà tombé amoureux, ou s’est saoulé avec ses amis, ou est parti se promener à la campagne, sait qu’il existe à ses actions de nombreuses motivations qui ne sont pas d’ordre économique, et n’importe quel adulte qui a déjà regardé un petit garçon de trois ou quatre ans sait que l’idée de complexe paternel est une absurdité, et que son bien-être est constitué de beaucoup d’autres choses que la psychanalyse n’analyse pas, mais plus largement encore de choses envers quoi la psychanalyse semble ignorante – le sens de l’absurde. Dans très peu de temps, sans aucun doute, tout le monde pointera ces palpables absurdités dans l’actuelle mode psychanalytique, tout comme elles ont été pointées dans les modes économique et théologique qui ont précédé. Ces modes disparaissent très vite, et il pourrait paraître inutile de crever des bulles qui exploseront d’elles-mêmes.
Toutefois, une considération rend ce travail utile. C’est que ces manies, si elles ne peuvent convaincre les esprits, du moins les brouillent. Et, par dessus tout, elles les assombrissent. Ces phénoménales mais éphémères trouvailles ont eu l’étrange et intéressante qualité d’être non seulement dégradantes, mais aussi déprimantes. Chacun son tour, elles ne laissent aucune trace des véritables et sérieuses conclusions que nous pourrions apporter sur l’état du monde. Mais chacun son tour, elles laissent une très profonde et désastreuse blessure, et une impression de démembrement dans la mentalité de l’individu. Le calvinisme est mort, mais pas avant que Cowper n’en meure. En résumé, le vrai plaidoyer contre la nouvelle psychologie est purement d’ordre psychologique. Il est inutile de la considérer comme une science, mais nous pourrions la considérer comme une maladie. Peut-être, toutefois, que la meilleure image que je pourrais donner serait celle d’un gardien qui se tiendrait à côté d’un dormeur agité, frissonnant de fièvre ou d’un délire dans lequel une illusion chasse l’autre. Ces choses, en vérité, sont faites de ce dont les rêves sont faits, jamais plus d’ailleurs que quand elles cherchent des signes et des présages dans les rêves. Un cauchemar n’est jamais vrai, un cauchemar ne dure jamais, mais il s’impose toujours au-delà des étoiles, occupant Ciel et Terre tant qu’il dure. Cela serait rendre service à ces gens que de les pincer pour les réveiller.
Paragraphe 5
Bien sûr, il y a d’autres choses dans la psychanalyse que cette folie de voir l’instinct sexuel dans toutes sortes d’autres instincts et d’autres idées. De certaines d’entre elles, peut-être, je pourrais écrire plus généralement en d’autres occasions, et je ne vais que brièvement les évoquer ici. L’idée fixe à propos de l’influence indirecte du sexe en tout est suffisamment typique de leur manière de concevoir les choses, pour nous indiquer ce qu’il en est de la vérité principale en ce qui concerne la psychanalyse. Sa vérité principale est simplement qu’elle n’a rien à voir avec de l’analyse. Elle n’analyse rien du tout, dans la mesure où analyser signifie être capable de dire d’une réalité tout ce qui la constitue. Dans le cas de l’âme, cela ne peut pas être fait parfaitement, et ces docteurs le font beaucoup plus imparfaitement que ce qu’il serait possible de faire. Ils trouvent partout leur cause favorite, l’instinct sexuel, dans des cas où leur travail, en tant qu’analystes, serait d’en trouver cinq ou six, de manière à ce que leurs complexes restent vraiment complexes. Mais ils se préoccupent d’un seul complexe qui doit à lui seul être plus complexe que le cosmos tout entier.
L’autre grand objet de la psychanalyse, mis à part l’instinct sexuel, est l’inconscient. Et il est évident que personne ne peut analyser l’inconscient. Personne ne peut le découper jusque dans ses plus petits composants, les compter, et être certain qu’aucun ne manque. Le maximum que nous puissions faire est de prendre conscience de cette chose, ou plutôt de cette esquisse de chose, de la même manière que les investigateurs du psychisme font avec le monde psychique, ne sachant pas même si les choses qu’ils voient seraient importantes ou futiles si on les comparait avec toutes les choses qu’ils ne voient pas. En fait, il apparaît évident que dans l’inconscient résident toutes les possibilités psychiques. Du moment que quelque chose se tient en dehors du cercle éclairé de la conscience, nous ne pouvons pas être certain des alliés qu’il possède dans l’obscurité. Et nous ne pouvons même pas être certains que cela nous appartient ou non. Si une incitation surgit de nulle part d’où nous sommes conscients, nous ne pouvons évidemment pas être conscients du fait qu’elle vient uniquement de notre inconscient. Dans la mesure où nous savons qu’une nouvelle nous vient de nulle part, nous pouvons facilement deviner qu’elle peut venir de n’importe où. Nous ne pouvons pas conjecturer la simple existence d’un pays inexploré, et ensuite tracer calmement sur un plan la frontière entre ce pays inexploré et un autre pays inexploré. Nous avons dépassé le philosophe qui disait qu’il est interdit au snark d’être un boujeum [référence au poème de Lewis Carrol « La Chasse au snark »]. Ce à quoi nous sommes rationnellement autorisés est de dire que la région qui est au-delà de notre conscience peut tout contenir, de l’enfer au paradis.
Aujourd’hui, nous voici devant cette gravure de mode en vogue selon laquelle l’homme de l’inconscient serait aussi grand et poilu que son prédécesseur, le « chaînon manquant », qui, hélas, ne manque plus. La poésie quotidienne, la fiction à la mode, les discussions de salons et les grands titres des journaux sont remplis de ridicules mythologies qui disent que chaque homme a, en lui, une sorte de vieux singe à la cervelle microscopique. De nostalgiques et mélancoliques poèmes sont écrits, expliquant à quel point il est éprouvant pour un homme d’avoir un singe à l’intérieur de lui, et des essais de morale débattent pour savoir si l’homme devrait posséder le singe ou le singe posséder l’homme. Les hommes oublient que l’inconscient est inconscient, exactement comme ils ont oublié que le chaînon manquant manquait. Ils se font une image de l’homme inconscient comme ils se font une image du surhomme. Dans le mode actuel d’existence de la psychanalyse, si cela n’en vient pas à passer comme une mode, cela restera seulement comme une superstition. Le monde moderne peut vouloir ou non refonder une religion, mais il est en train de fabriquer rapidement une mythologie.
Paragraphe 6
C’est de cette mythologie psychanalytique dont j’ai parlé ici, menaçant de n’être qu’une superstition pour ceux qui tiennent à la figure du sauvage, et ne possédant pas même ce minimum d’efficacité médicale pour la santé de l’esprit, ce qui nécessiterait un autre article. Même sur ce sujet de la médecine [there would be too much that savors of the medecine-man]. Mais je ne nie pas qu’avec d’authentiques scientifiques, préférablement sains d’esprit, il serait possible de faire beaucoup pour libérer quelqu’un de souvenirs morbides ou d’associations contre-nature. Mais, de loin, le meilleur moyen d’illustrer l’aspect positif de la psychanalyse doit être trouvé à travers une autre relecture de l’histoire, en revenant à ce moment où le calvinisme a ouvert la danse des monomanies modernes. Notre civilisation, avant l’arrivée de la philosophie des calvinistes, était possédée par la philosophie catholique. Les puritains détruisirent les institutions du christianisme médiéval les unes après les autres, et les modernes furent déterminés à les reconstruire les unes après les autres. La seule différence, c’est que la chose qui avait une forme médiévale modérée a aujourd’hui une forme moderne extravagante. Le culte du féminisme a transformé en absurdités les protestations contre la mariolâtrie. Il y a, en Amérique, des sectes protestantes sauvages qui refuseraient probablement toujours d’honorer la mère de Dieu, alors qu’elles demandent déjà pourquoi Dieu n’est pas appelée « Mère » plutôt que « Père ». Le culte de l’esthétisme a transformé en absurdités les protestations contre le ritualisme. William Morris a mis sur son papier-peint les symboles que le christianisme n’avait pas le droit de mettre sur ses murs, et parce que les hommes ne pourraient pas forcément dire la litanie de la vierge de manière assez révérencieuse, Swinburne l’a réécrite spécialement pour eux d’une manière blasphématoire, et l’adressa à une prostituée. Parce que c’était superstitieux pour les moines de pratiquer le communisme à une petite échelle, tout le monde est commandé par les bolchéviques de le pratiquer à une échelle immense ; et parce que nous avons détruit les guildes démocratiques qui étaient conservatrices, nous sommes récompensés par des syndicats révolutionnaires. Le monde moderne a rejeté un nombre incalculable de miracles médiévaux qui fonctionnaient grâce aux reliques et au lieux saints, et en est venu à réaliser ses propres miracles de bric et de broc ; la modernité a dénié qu’un homme mort pourrait possiblement avoir un corps glorifié, mais ses plus éminents scientifiques disent que l’homme peut avoir accès à un club de golf glorifié et prendre un apéritif glorifié. Pas une seule des institutions dénoncées et détruites issues de la société médiévale n’a pas été jusqu’à présent douloureusement parodiée en devenant une partie de la société moderne. Il n’y avait peut-être qu’une seule de ces institutions dont la parodie manquait, mais ce manque a maintenant été comblé. La psychanalyse est la restauration du confessionnal.
Le monde moderne croulait vraiment sous le poids monstrueux du secret. Parlant perpétuellement de Lumières et d’opinion publique, il a davantage profité d’intimité, dans le mauvais sens du terme, que n’importe quelle autre époque. Ses politiques conservatrices sont soutenues financièrement par des fonds cachés, ses projets révolutionnaires par des sociétés secrètes. Tout cela a de plus en plus pesé, émotionnellement, de manière toxique, et l’aspect le plus sain de la nouvelle psychologie est l’expression de l’explosion de cette bulle de secrets.
Du point de vue pratique, cette comparaison entre psychanalyse et confessionnal reste valable. Que la psychanalyse soit capable de faire ou non tout le bien présumé que procure le confessionnal, elle pourrait certainement faire tout le mal que le confessionnal était accusé de faire. La psychanalyse confesse, pour tous les chefs d’inculpation, dans l’ancienne manière que l’on avait d’inculper : la non-bienséance de l’histoire du patient, la possible indignité du destinataire. D’ailleurs, le fait de, vulgairement, faire payer la consultation, apparaît plus justifié si l’on est face à un expérimentaliste désinvolte que si l’on est face à quelqu’un qui a fait vœu de chasteté. Un prêtre peut être un libertin systématique et briser ses vœux, mais il n’est pas immédiatement évident de savoir pourquoi un libertin systématique devrait n’avoir aucun vœux à briser. Mais cette comparaison est au-delà de notre sujet ; il suffit de dire qu’en cela aussi le monde moderne copie dubitativement le monde médiéval, celui-là même qui est furieusement condamné. Et que si cela est une faute, il est probable que cela ne soit pas loin de devenir une vertu.
Gilbert Keith Chesterton