Chesterton sur Freud : sur la psychanalyse

Cet article est la traduction d’un court texte critique de Gilbert Keith Chesterton (1874-1936) sur la psychanalyse et son fondateur, Sigmund Freud.

[La version originale de cet article peut être consultée sur http://www.cse.dmu.ac.uk/~mward/gkc/books/GKC_Come_to_Think.html#c9. La traduction ci-dessous a été réalisée par mes soins.]

Sur la Psychanalyse

Je ne sais rien du docteur Freud, si ce n’est le fait qu’il est à la mode de l’appeler le père de la psychanalyse. Je ne sais rien de la psychanalyse, si ce n’est le fait qu’elle demande de faire beaucoup plus de confidences que ce pourquoi le Confessionnal a été si souvent attaqué. Il est assez probable que la psychanalyse peut faire du bien ; il est quasiment certain que les psychanalystes peuvent faire des dégâts. Mais tout cela n’a rien à voir avec le superbe portrait du docteur Sigismund Freud, rédigé par un fidèle dévot dans le cadre d’une étude admirative du prophète.

Voilà ce que ce fidèle dévot écrit : « Le grand bureau est un véritable Olympe de dieux païens, statuettes du Nil coulées en métal vert alors que les dieux vivaient encore parmi les hommes, bronzes d’Asie, masques et totems du Kameroun. » S’il était comme vous ou moi, cet homme se contenterait de dire que ses totems viennent du Cameroun. Mais un progrès scientifique majeur peut se réaliser en substituant un C par un K, alors même que la langue censée être ainsi reproduite ne comprend aucune de ces deux lettres. Mais comme nous avons affaire à de l’Érudition, nous voilà avec deux nouvelles lettres. Quoi qu’il en soit, le grand homme est assis à son grand bureau ; vous remarquerez que même le bureau doit être grand. Il est assis là, pour des raisons que lui seul connaît, entouré des reproductions de toutes les divinités auxquelles il ne croit pas ; bien que j’aurais tendance à imaginer que l’une d’entre elles manque à l’appel.

Le portrait continue : « Ces magnifiques petites figurines illustrent le travail du maître sur les mythes et les religions primitives. Il est assis parmi elles, solitaire et distant, comme elles. Cet homme parmi ses dieux est devenu l’un d’entre eux… un symbole. »

Passant sur les remarques sèches et poussiéreuses que serait en droit de faire un vieux rationaliste – comme celle de savoir comment ces statuettes pourraient-elles représenter « ses » dieux alors qu’il les considère comme des mythes, ou pourquoi ces dieux sont-ils qualifiés de « solitaires » alors qu’ils sont réunis tous ensemble -, nous serions plutôt d’accord pour dire que la référence au symbolisme est quelque peu significative. Mais l’auteur nous surprend alors en posant une question très sérieuse qui lui vient tout juste à l’esprit.

« Freud est-il à l’image de l’homme du futur ? Est-il de la race des Martiens qui hériteront de la Terre ? Il a purgé ses croyances de tous les idéaux et de toutes les théories, qu’elles soient sociales ou religieuses. Il est le scientifique, suivant sa propre voie et exigeant des autres un fonctionnement aussi parfait et efficient que le sien. Il est le Tsar tout fait d’esprit, solide, arbitraire et catégorique… victorieux et victime à la fois… le Robot de l’intelligence. »

Nous pouvons rappeler que, s’il est vraiment un scientifique, il ne pourra que difficilement souscrire à cette prédiction optimiste qui dit qu’une race de Martiens héritera de la Terre. Nous pouvons aussi penser que, s’il est vraiment un Robot, il paraît moins simple et moins évident qu’il soit aussi un Tsar tout fait d’esprit ; car un Robot n’est pas un maître mais un serviteur, et n’est pas fait d’esprit, mais de mécanique. Enfin, quand la description de cette créature étrangement compliquée, ou confuse, s’accompagne de cette question claire, pratique, directe : « Freud est-il à l’image de l’homme du futur ? », je ne peux que répondre, dans un souffle : « Je ne crois pas. J’imagine que non. »

Pourquoi certaines personnes écrivent-elles ce genre d’absurdités dans les journaux ? Ils ne sont probablement pas aussi idiots qu’ils semblent l’être. Quand vous les rencontrez dans la rue et prenez un verre avec eux, ils se montrent plutôt raisonnables. Quel est le schéma de pensées, ou l’instinct intellectuel, qui les amène à sentir que c’est ce genre de considérations qui traduit l’humeur du jour et mérite ainsi d’être rapporté dans les journaux ?

Il y a plusieurs manières de formuler la difficile réponse à cette délicate question. L’une d’entre elles est de dire qu’une guerre de religion fait rage de manière souterraine ; il serait d’ailleurs bien préférable qu’elle fasse rage en surface. Le journaliste ressent vaguement que le nom de Freud est, comme il le dit, un symbole ; et que ce nom représente le camp des matérialistes dans la querelle qui a cours ; un sympathisant de ce camp se réjouit donc de retrouver dans ce portrait cette attirance curieuse pour le mysticisme du matérialisme. Il évoquera donc un homme qui se purge lui-même de tout idéaux ; bien qu’un homme parlant de cette manière doit probablement être en train de se purger de tout sens de l’humour. Il entretiendra aussi l’idée que c’est complimenter un homme que de le qualifier de Robot.

C’est pourquoi, aussi, il est tout ému, saoulé d’écrire, tout au long de son article, des phrases telles que celle-ci : « La négation par Freud du libre-arbitre est aussi rigoureuse que celle de certains poètes tragiques grecs. » Eh bien, pour commencer, j’ai deux mots à dire, même à propos des poètes Grecs. Je ne prétends pas en savoir long sur l’histoire de l’hellénisme. Je ne connais même pas très bien les tragédies grecques. Mais les psychanalystes ne savent rien du tout des tragédies grecques. Je tiens cette affirmation du fait stupéfiant qu’ils parlent du complexe d’Oedipe sans manifestement savoir qui était Œdipe. Aucune personne familière avec cette œuvre n’aurait jamais établi un tel parallèle. Tout le problème d’Oedipe c’est qu’il n’a pas de complexe d’Oedipe. Tout son problème, c’est qu’il a su trop tard certaines choses que nos chers et brillants psychanalystes voudraient nous révéler bien trop tôt. Par ailleurs, si l’on admet que les anciennes tragédies présentent la lutte entre le destin et le libre-arbitre, elles mettent en scène la défaite du libre-arbitre et non le déni du libre-arbitre. La lutte de l’homme contre les dieux était peut-être une lutte désespérée, mais c’était une lutte. C’est le point central du déterminisme moderne que de dire qu’il ne peut pas y avoir de lutte. En fait, les païens, comme les chrétiens, distinguaient la volonté divine de la volonté humaine ; mais ils avaient une vision sombre et incertaine de la volonté divine ; et parce qu’ils étaient païens, ils avaient tendance à être pessimistes. Comme quoi la question du destin dans les tragédies antiques n’est pas si simple qu’il pourrait y paraître ; l’un des meilleurs spécialistes de la Grèce antique que je connais a dit que la tragédie grecque mettait le plus souvent en scène des tas de gens commettant les actes les plus sauvages et les plus déviants, dans une frénésie de libre-arbitre et de perversité personnelle, avant que le Chœur ne dise, d’une voix désincarnée : « C’est le destin. C’est le destin. » Ce spécialiste a dit qu’il ne croyait pas que c’était là l’expression du fatalisme grec, mais seulement de l’ironie grecque.

Mais quoi qu’il en soit, il y a une dernière chose à dire sur ces parallèles entre psychanalyse et paganisme. S’il y avait vraiment une teinte d’irresponsabilité et de fatalisme dans la religion des Grecs, cela devait probablement être lié à son échec définitif avant le développement de la religion des Romains. Car les Grecs guidaient, de manière évidente, la marche de l’humanité, en particulier celle de la civilisation méditerranéenne ; et, dans une certaine mesure, il est vrai que ce qui a mal tourné de leur côté, c’est leur sens de la maîtrise morale et du respect d’eux-mêmes ; ce qui fait que la seigneurie de l’ordre et de la lumière, et la construction de l’Europe moderne, passa à la charge de ce petit village latin du bord du Tibre. Je reconnais que les tragédies grecques étaient immenses ; si immenses que je me demande si elles étaient aussi fatalistes que les fatalistes superficiels le prétendent. Peut-être que la plus grande des tragédies grecques était la tragédie des Grecs.

Dans ce petit portrait du père de la psychanalyse je pourrais trouver de nombreux autres exemples témoignant de l’aspect populaire, négligé, de cette nouvelle « science ». Entre autres, Freud est cité comme affirmant que la race humaine s’en sortira (quel que soit le sens de cette expression) « parce que le développement est une loi inévitable de la création ». Il est au moins aussi évident que le déclin est une loi inévitable de la création. Le vieil Huxley aurait mis en morceaux ce genre de considérations à la hachette. Le scalpel de Freud a autant sa place que la hachette de Huxley ; mais il serait dommage que la science, en réalisant les plus remarquables opérations sur le cerveau, doive finir par le retirer entièrement.

Gilbert Keith Chesterton

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