Patrick Wotling rafraîchit Nietzsche

Patrick Wotling, professeur à l’université de Reims, est l’un des meilleurs spécialistes français de Nietzsche (1844-1900). Son petit livre, Idées reçues – Nietzsche, réussit à rendre toute la finesse du philosophe en formules simples et accessibles.

Bien qu’on le convoque à tout bout de champs, citant quelques unes de ses formules les plus célèbres passées dans le langage commun, Friedrich Nietzsche reste largement méconnu. Sans compter que son vocabulaire, à première vue, semble assez sombre et pessimiste. Volonté de puissance, nihilisme, mort de Dieu… Ce monsieur Nietzsche doit donc être bien peu accueillant? Il n’inspire rien qui vaille…  Ou comment la censure sociétale défigure constamment un des esprits les plus légers, ironiques, libérateurs qui soit. Heureusement, il reste des gens comme Patrick Wotling pour savoir en parler, à mots justes.

Nietzsche est mort fou ? Nietzsche haïssait les Juifs ? Nietzsche était raciste ? Nietzsche fait l’éloge de la guerre ? Nietzsche détestait la démocratie ? Nietzsche ne fait que critiquer ? Autant de contresens ou d’imprécisions.

L’aphorisme pour s’extirper de la dialectique

La forme aphoristique de la pensée de Nietzsche est peut-être son point névralgique. Arrêtons-nous donc sur le chapitre « Nietzsche se contredit constamment ». La dialectique, basée sur le système des oppositions,  trouve finalement sa source dans la croyance à la pertinence du langage ; il serait ainsi légitime d’opposer chaud et froid, bien et mal, vérité et mensonge. Nietzsche établit pourtant que ce langage est truffé de pièges, tels que ces bipolarités réductrices et falsificatrices (entre chaud et froid, il existe en effet une infinité de possibilités).

Ainsi, le même mot, dans deux contextes différents, n’aura pas exactement le même sens, même sous la plume du même homme. C’est pourquoi il arrive à Nietzsche de se contredire en apparence ; mais il y a contradiction uniquement si, précisément, on lit le philosophe avec des réflexes de dialecticien. Nietzsche ne croit pas à l’objectivité parfaite du langage ; ainsi, comment reposer le problème de la vérité à partir d’un outil biaisé ?

Wotling : « Loin de mépriser le souci de vérité et de tomber dans des contradictions, Nietzsche reprend le questionnement à la racine, montre en quoi la valorisation de la vérité est elle-même problématique. » Et aussi : « Nietzsche instaure un mode de pensée qui consiste non pas à dépasser les contraires, mais plutôt, en sens inverse, à mettre en évidence par avance l’illégitimité des oppositions contradictoires. »

Qu’est-ce que la volonté de construire un système de pensée philosophique ? « Un manque de probité. » Qu’est-ce que Nietzsche, à travers sa manière d’écrire, tente d’exprimer, de représenter, de faire comprendre sans jamais le dire en toutes lettres ? Non pas une sorte de raison ultime et objective, mais « le caractère perspectiviste, débordant de richesse et d’inventivité, protéiforme, non-totalisable du réel ». Les mots n’ont pas de sens figé ; la réalité est changeante ; le monde n’est pas résumable à une phrase, ou un mot, ni même à une émotion ou à un être ; comment écrire autrement que par aphorismes, donc, si on veut analyser avec une probité irréprochable ce que la vie nous présente ?

Un discours cartésien, une progression « logique » de la démonstration, une arborescence de concepts ne pourraient pas permettre d’exprimer le pluralisme induit par la volonté de puissance qui, sans cesse, tort, provoque des pliures, imprime sa marque, empêchant ainsi toute conclusion trop hâtive.

La volonté de puissance n’est pas une « volonté »

L’idée reçue concernant la volonté de puissance est qu’elle signifierait « désir de dominer ». Wotling rappelle pourtant qu’elle n’est certainement pas induite par un choix ; elle existe chez chacun, mais sous des formes différentes. Ainsi, la volonté de puissance peut s’exprimer de manière négative  (désir de vengeance, ressentiment, plaintes continuelles), ou affirmative (création, art, amour).

On sort du dualisme habituel entre les vertueux désintéressés, avides d’aider les autres, qualifiés de « bons », et les tyrans assoiffés de pouvoir et de volonté d’humilier, qualifiés de « mauvais ». L’axe entre ces deux extrêmes, qui soutient en fait la manière de juger de la plupart de nos congénères, n’a plus de sens dans le monde nietzschéen ; l’un comme l’autre tentent d’accéder à l’accroissement de leur propre sentiment de puissance, de manières différentes. En d’autres termes, le type du cruel dominateur n’a pas en lui « plus » de volonté de puissance que l’ermite inoffensif, coupé de toute vie sociale. « La vie même étant volonté de puissance, c’est donc un contresens radical que de prétendre opposer des êtres qui seraient animés par celle-ci à d’autres qui y renonceraient pour vivre exclusivement dans l’altruisme », commente Patrick Wotling.

Ce qui donne sa pertinence au principe de la volonté de puissance, c’est justement qu’elle n’est jamais figée dans une unique représentation sociale ou caractérielle. On pourrait très bien défendre l’idée que la volonté de puissance négative – le nihilisme – se situe aujourd’hui là où il n’était pas hier. Ainsi, la pornographie obligatoire contemporaine est mortifère, alors qu’auparavant c’était la chasteté contrainte qu’on identifiait en tant que pulsion de mort. Le type du prêtre ascétique ne fut qu’un des vecteurs par lesquels s’est exprimé le désenchantement du monde ; le type du pseudo-hédoniste moderne n’en est peut-être pas l’opposé, mais le correspondant. Nietzsche semble ne se reconnaître dans aucun de ces deux cas.

Pour lui, le but d’une civilisation est le suivant : créer une culture qui privilégie et encourage le développement d’une volonté de puissance positive,  à l’opposé du ressentiment. Une civilisation qui irait dans le sens de l’éternel retour.

L’éternel retour, triomphe du « Oui »

Wotling est aussi efficace pour évoquer ce fameux concept – si l’on peut dire. Impossible de ne pas savoir de quoi il s’agit exactement en ayant lu les lignes qu’il y consacre, en commentant l’idée reçue (désespérante à entendre pour tout nietzschéen) : « Nietzsche est essentiellement un critique qui n’a rien de positif à proposer. » Il faut pourtant voir dans l’éternel retour une tentative de prendre à contre-pied l’idéal ascétique, qui prône la soumission et la résignation pendant la vie terrestre tout en promettant dans l’au-delà une existence qui soit tout le contraire. « Devenir assez fort pour vouloir revivre sa vie à l’identique, telle est en effet la forme la plus accomplie de l’affirmation », nous dit Wotling. Ce penseur vu comme l’auteur sévère et critique par excellence serait donc à l’origine d’une des plus puissantes idées de liberté et de satisfaction ? Définitivement.

Il y a tout de même une critique en forme de clin d’œil à faire à Patrick Wotling. Celle de n’avoir pas commenté l’idée reçue suivante : « Nietzsche est un penseur sérieux qui n’a pas d’humour. » Alors que pour certains, c’est le rire doux et profond de Nietzsche qui, décidément, leur en a plus appris que tout le reste de ce qu’ils ont jamais lu.

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Crédit photo : Flickr / mansionwb

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2 réponses à Patrick Wotling rafraîchit Nietzsche

  1. Stef dit :

    C’est que j’aime chez Nietzsche, ce dépassement des contradictions, l’émergence d’une pensée complexe, dira

  2. Stef dit :

    it Edgar Morin… Putain de bon papier ! Et si le monde contemporain, les institutions avaient intégré Nietzsche… peut-être le feront-ils grâce à Pat !

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