Mais qu’est-ce qu’on attend pour foutre le feu ?

La situation économique et sociale empire, mais aucun mouvement contestataire sérieux ne se structure. Pourquoi cette apathie ?

Un homme d’une soixantaine d’année nous disait récemment : « Dans les années 60, on profitait de la vie, le contexte économique était favorable, et pourtant on a fait Mai-68. Aujourd’hui, la situation des jeunes est dramatique, et ils ne font que des campings d’indignés inoffensifs… »

En effet, il peut paraître assez étonnant qu’aucun mouvement radical, ou du moins colérique, ne remonte à la surface. Les « Indignés » ? Cela ne va malheureusement pas bien loin. Ne paraît-il pas évident d’être indigné de l’état du monde, à n’importe quelle époque ? Est-il nécessaire de clamer son indignation, alors qu’il suffit d’écouter deux minutes de radio pour être désespéré à jamais de l’aveuglement fondamental du troupeau humain quant à son destin ?

21 avril 2002, 29 mai 2005… Prochain rendez-vous ?

Bon, il y a eu des étincelles, des mouvements d’humeur. Il y a eu le 21 avril 2002. Le 29 mai 2005 (« non » au projet de constitution européenne). L’abstention galopante.

Les raisons de gueuler sont en effet nombreuses. Montée des prix des transports. Loyers de plus en plus élevés. Accès à la propriété quasi-impensable pour la plupart des ménages dans Paris et la petite couronne, et même dans certains centre-villes de province. Nourriture chère et de moins en moins bonne. Plans de rigueur en série.  Salaires stagnants. Déficits creusés. La crise depuis 2008. Mais bon Dieu, qu’est-ce qu’on attend de plus pour foutre le feu ?…

Cette mollesse dans la révolte a de multiples causes. D’une part, il y a l’idée que la mondialisation a rendu chaque personne consciente de l’inutilité d’un mouvement local, d’une révolte unilatérale. La France, l’Europe, ne tiennent plus les commandes.

D’autre part, le système d’indignation-consolation joue à plein. On s’indigne, on se distrait, on s’indigne, on se distrait, le système est aujourd’hui bien rodé. On connaît d’ailleurs le refrain depuis des siècles : du pain et des jeux. Concernant le pain, vu la situation économique, les choses se compliquent. Mais notre époque effectue un rétablissement remarquable par ses multiples propositions en termes de jeux. Les iPhones, les jeux vidéos, les séries télés, la musique en continu, suffisent amplement à maintenir les rebelles potentiels en état de sous-vitalité. On sait les calmer. On sait les prendre à la gorge en douce, couper discrètement la vie à la racine. Couic !, dans un éclat de rire publicitaire.

La vérité, c’est que la sortie de chaque nouvelle version de l’iPhone et du jeu vidéo Call of duty repoussent la révolution à venir de six mois. Du pain et des iPad !

Nos profits valent mieux que la vie

N’attendons pas, pour rétablir les comptes de l’État, la fixation d’une TVA à 40 % sur les jeux vidéos ou les écrans plats. Le premier gouvernant sait d’instinct qu’il est capital, pour que le métier de ministre reste un métier, que les Français passent en moyenne près de quatre heures devant la télé chaque jour. Heureusement qu’il trouve de quoi se distraire gaiement, le Français, pour ne pas avoir à trop constater qu’il n’est pas spécialement traité en citoyen d’honneur.

Car quand la rentabilité d’une grande entreprise baisse, qui joue la variable d’ajustement ? Nos amis salariés bien sûr, et les moins qualifiés bien souvent. C’est ainsi, dans ce monde en grande partie pourri (il faut bien le dire) : quand les marges divines diminuent, quand un chiffre idéal est en baisse, quand l’objectif à la con n’est pas atteint, ce sont des types, des familles, des crevards de tous bords, qui prennent les coups. Et, si possible, sans réaction violente.

De la même manière, quand un occidental veut bien s’habiller en s’achetant un beau jean, il justifie le boulot d’un crevard en Inde qui gagne trois francs six sous en cousant la braguette, alors qu’un autre risque un cancer lorsqu’il le délave. Quand un occidental drogué au narcissisme vibre au contact de son iPhone en se disant que c’est chouette, qu’il a plein d’amis, qu’il progresse dans sa vie, qu’il retrouve le sourire, qu’au final tout n’est pas si triste, que pleins de gens l’aiment, il fait bosser d’obscurs Chinois qui se suicident parfois, mais ça, il s’en fout comme de son premier iMac. On voit donc que le mépris des autres n’est pas seulement la propriété des classes dirigeantes (ce serait trop simple) ; la nature humaine est remarquablement équitable de ce point de vue-là.

« C’est le peuple qui consent à son mal, ou plutôt qui le recherche »

Au final, voilà pourquoi il n’y a pas vraiment de révolte : quoiqu’on en dise, une bonne partie de la population, c’est-à-dire une partie non négligeable de la masse des consommateurs, se sent assez bien dans cette (in)culture du divertissement. Tout en ne s’y sentant absolument pas impliqué. Alors même que la consommation, c’est l’essence du moteur. Donc, pour se soulager, il s’indigne. Ah ! Eh ! Hi ! Ho ! Hu ! Il pointe du doigt les dirigeants du monde, les banquiers, les décideurs. Mais que seraient ces gens-là, que serait l’idéal du pognon et du confort, tyran moderne, sans le soutien inconsidéré de la majorité ?

« Or ce tyran seul, il n’est pas besoin de le combattre, ni de l’abattre. Il est défait de lui-même, pourvu que le pays ne consente point à sa servitude. Il ne s’agit pas de lui ôter quelque chose, mais de ne rien lui donner. (…) Ce sont donc les peuples eux-mêmes qui se laissent, ou plutôt qui se font malmener, puisqu’ils en seraient quittes en cessant de servir. C’est le peuple qui s’asservit et qui se coupe la gorge ; qui, pouvant choisir d’être soumis ou d’être libre, repousse la liberté et prend le joug ; qui consent à son mal, ou plutôt qui le recherche. » Discours de la servitude volontaire, Étienne de La Boétie.

Crédit photo : manuel | MC / Flickr

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